Tout est plein d’enseignements mais à quoi servent ces enseignements dans un monde circonscrit? Les meilleures d’entre nous ont le courage de creuser en eux pour dépasser la contradiction.
Mois : décembre 2012
Attablés dans la cuisine de Bossonens avec O.T. et trois commensaux. Derrière un comptoir un boucher français offre de découper une demi-vache sanguinolente.
- Je régale! Qui veut une côte de boeuf?
Le boucher est assis parmi nous, nous allons manger ces tranches de viande qui débordent l’assiette, quand je comprends que, n’eussé-je proposé de payer, le boucher français eut servi gratuitement. Puis un autre doute, la demi-vache est-elle saine? O.T. goûte. Il ne bronche pas. Je scrute les autres commensaux. Pas de réaction.
- Cette viande est là depuis longtemps! C’est du solde!
Le boucher me dévisage furieux. Il appelle. De nouveaux mangeurs nous rejoignent. Il leur sert des pièces écarlates en forme de guirlande qu’il dévorent par le bas, le visage au ras de l’assiette.
Content d’avoir écrit le dernier tiers du texte consacré à l’affaire des Mirages suisses, ce que je voulais faire avant de partir demain pour Jérusalem où je prévois de fabriquer un court essai sur ce que les chapeaux et les chaussures disent du rôle que chacun prétend jouer dans le conflit Israel-Palestine. Le Tryptique de la peur compte désormais deux volets. Manque celui qui traitera de pornographie. Livre étrange à coup sûr. Le néolithique castillan, une affaire militaire dans les années 1960, un séquence porno prise sur internet. Tout cela mécanique et réthorique, sans profondeur, un exercice de réécriture du réel qui pourrait annoncer ce que sera l’écriture à l’avenir: un travail de découpe, d’assemblage, de création de liens, tout sauf un art noble. D’où l’intérêt, par défi peut-être, de mener à son terme ce Trytique. Si je l’achève, je me serai comporté comme un architecte qui édifierait par jeu un immeuble tout en sachant qu’il ne sera jamais habité.
Le père d’Olofso est mort dans la nuit de vendredi. Il était aux Planards, avec son fils, à 2500 mètres, dans la neige. Le fils démarre le moto-neige, roule les trois kilomètres qui séparent le chalet de la route du Mont-Fort. Les médecins refusent de monter à l’arrière du moto-neige. Ils envoient l’hélicoptère. Trois heures plus tard, il est à l’hôpital de Sion. Le fils appelle Olofso qui passe des vacances près de Montélimar. 3h30 du matin. Fissure au poumon, oesophage éclaté. Le père ne reprendra pas connaissance. Vingt ans que je le voyais saoul, une pipe à la bouche.
Au club de sport un jeune garçon me salue. Vingt ans, maillot apprêté qui moule les muscles, coupe militaire, barbe négligée. Ta soirée s’est bien passée? Il me considère incrédule. Samedi, à l’Ancienne gare…? Je fais erreur, j’ai confondu, et rectifie de façon stupide: excuse-moi, d’ailleurs l’autre garçon à plus de tatouages. Mon interlocuteur est vexé. Cela se comprend. Il passe son chemin. Mais comment distinguer ces garçons? C’est à peine s’ils parlent et quand ils parlent, avant les entraînements de boxe, ce n’est que par monosyllabes. Et puis ils affectent la même coupe et démarche, portent les mêmes habits, ont tous la barbe négligée.
La réalité dans son entière vérité est un vêtement d’amour, phrase qui couronne une suite de scènes nocturnes vécues dans le demi-sommeil.
Dans un lit Mara, la tête qui repose sur l’oreiller, les cheveux défaits. Sa soeur est debout. L’une et l’autre belles et de la même beauté: jambes minces, fesses au galbe parfait, ligne de la culotte sous le pantalon de pyjama, taille serrée et poitrine ferme, menton vif, sourcils battants, regard profond et enjoué. La mort n’est pas loin qui révèle à l’homme son vide et fait de lui une machine à tuer.
Mara sur le bord du lit. Quand sa soeur s’est levée, elle ne s’est pas rapprochée. Puis quelqu’un m’enlace. C’est Olofso. J’admire Mara par-dessus son épaule.
Mara appelle la bibliothèque:
- Vous parlez l’hébreu? Passez-moi l’homme de main!
- Quel homme de main?
- Celui qui est à côté de vous.
- Oh, l’homme de main!
Les soeurs sourient, on ne peut rien contre elles, leur beauté les protège.
A bord d’un bateau blanc qui navigue en tunnel. Je veux noter ce qui précède mais les vagues qui balaient le pont mouillent mon carnet. Je tire une feuille volante de la poche de mon pantalon, le vent l’emporte. Une chaloupe atteint le quai. Elle est pleine de jeunes. Leur façon de se tenir serrés les uns contre les autres évoque une botte de jeunes pousses. Un matelot les débarque en les pinçant entre ses doigts.
Mara et sa soeur devant les caisses d’un supermarché. Elles fument et boivent. Toujours belles, l’oeil rond et lumineux. Puis s’écroulent et vomissent. Elles ne veulent pas de secours. Un homme dans mon dos. Lui a de l’ascendant. Elles agissent pour lui pas pour moi. J’aimerais, mais non: la correspondance est impossible, l’abîme insurmontable. Quand elles ont fini, elles se remettent à lire et je reste là, devant les caisses, seul et penaud.
De l’autre côté du trottoir un homme. Comme moi il a dormi dans un carton. Il se réveille, sort son boa. Le serpent m’attaque, sa langue en fil de serpillère fouaille. Je feins de dormir puis je bascule sur le bas côté de la route et dévale jusqu’aux égouts. Aplo et Luv s’y baignent. Je cours le long de la berge et leur tend les serviettes de bain qui me servent d’habits. Je regagne la route nu. Mara tient la main de l’homme au serpent.
Dans une librairie où sont vendus les livres qui racontent l’histoire de Mara et de sa soeur. Des enfants gitans feuillettent les volumes et les reposent: ils n’ont pas d’argent. Le libraire annonce que Mara et sa soeur ont été retrouvées et organise un concours.
- Je donne ce livre à celui qui saura comment on dit “cabine”.
Les gitans réfléchissent, concentrés et inquiets
Un gosse s’écrie:
- Une bourgeoisse!
Les autres enfants me fixent avec reproche.
- Je n’aurai pas su, je ne suis qu’écrivain.