Mois : novembre 2012

Gala de retour de la Côte demain. Je regar­dais les pho­togra­phies des années passées. Nous avons été heureux. Cela  ne veut pas dire que nous­l’ayons su, ni même qu’en le dis­ant nous le sachions.

Pay­er moins cher rend pauvre.

Jamais ne cesse le dia­logue des regards. D’ailleurs le champ de la vision dépasse le seul con­tact visuel et par­tie du regard est sen­ti. Ain­si la pre­mière phrase qui sera pronon­cée n’est pas indemne des regards qui l’ont précédée quand bien même il sem­ble aux inter­locu­teurs qu’au­cun regard n’a été échangé. Mais il existe aus­si des indi­vidus qui, craig­nant d’être mis à mal dans ce dia­logue, se pla­cent délibéré­ment au-dessous des regards. Ils avan­cent en tapinois, esquiv­ent les corps, sur­veil­lent devant leurs pieds. Le réflexe naturel est de chercher leur regard. Dès qu’il est trou­vé l’autre renoue avec le dia­logue. L’ex­pres­sion qui se des­sine sur son vis­age dit assez son con­tente­ment. Mais il arrive aus­si qu’il s’é­carte. Le mal­heur qui le guette est alors vis­i­ble à ceci que l’e­space com­mence à lui manquer.

L’adresse en main je me four­voie dans une rue noire. Olof­so con­fi­ante marche à mes côtés. A deux pas le boule­vard est illu­miné, puis il dis­paraît et la rumeur du traf­ic s’estompe. Je ne veux pas deman­der mon chemin, nous allons aboutir. Mais voilà que la rue plonge dans le passé, se rem­plit d’é­tranges bâti­ments, ne sem­ble plus de Paris. Une famille dis­cute au car­refour. Elle s’in­ter­rompt à notre pas­sage. Longtemps que nous devri­ons avoir trou­ver l’im­meu­ble où vit l’écrivain O.T. remar­que Olof­so. Au télé­phone, ce matin, O.T.s’est plaint du bruit qui monte de la rue jusqu’à sa cham­bre de bonne, or dans cette rue le silence règne. Olof­so veut rebrouss­er chemin, je ne réponds pas. Quelque chose au fond de la rue m’hyp­no­tise et je marche. Parce que je lis assidu­ment Calaferte à cette époque, je crois recon­naître le quarti­er de Paris qu’il décrit dans les Cahiers, mais j’ig­nore s’il a jamais décrit Paris et je sais qu’il ne donne jamais de noms de rues. Vingt min­utes plus tard, nous atteignons une épicerie arabe. Les vict­uailles sont figées, le pro­prié­taire regarde devant lui. Nous l’in­ter­ro­geons. Il ne sait pas. Il con­seille de revenir sur le Boule­vard. Quand nous retrou­vons la lumière un pas­sant nous ori­ente. Il recom­mande de pren­dre le métro alors qu’une demi-heure aupar­a­vant nous descen­dions à la sta­tion que l’écrivain O.T. nous avait indiquée, en pré­cisant: c’est à deux min­utes. Aujour­d’hui je pense que cette rue n’ex­is­tait pas. Nous arpen­tions un lieu par­al­lèle, un lieu dont les habi­tants ont per­du tout con­tact avec Paris et le présent, un lieu où la vie est arrêtée.
Quand nous son­nons chez O.T. il ne demande pas les raisons de notre retard. Sa femme se tient au milieu de la pièce. Elle respire fort. Le pla­fond est en mansarde et je vois que se tenir debout, là, au milieu de la pièce, est la seule pos­si­bil­ité si on ne veut pas s’al­longer sur le lit, or le lit est occupé par l’écrivain O.T. La femme éteint la lumière et nous sor­tons. L et moi buvons abon­dam­ment. Après le restau­rant, O.T. nous emmène dans des bars. En fin de tournée une équipe de serveurs éméchés verse du cognac sur le comp­toir de zinc et lui met le feu. Nous reste­ri­ons toute la nuit mais O.T. est fatigué. Effrayé aus­si, et las: l’ex­cès qu’il invoque par le dis­cours le trou­ve en fuite dès qu’il prend forme réelle. Il n’aime pas les flammes sur le comp­toir ni les cris.
Un jour, bien avant Paris en cette année 1991, nous volons une voiture avec le pro­jet de gag­n­er l’Inde. Nous voici à la sor­tie de l’au­toroute, nous voici dans la nuit et je n’ai plus qu’un but: l’Inde. J’en par­le, je m’en­t­hou­si­asme, je con­duis. O.T. se tasse dans son siège. Il bougonne. Je lui demande ce qu’il a, il se tait. Peu après, livide, il fait arrêter la voiture, sans un mot descend, repart à pied en direc­tion de Genève.

Rien aimé autant que voir l’ex­térieur à Gim­brède depuis mon bureau, et ce pré­cisé­ment parce qu’en rai­son de la posi­tion haute de la lucarne je ne voy­ais rien. Les colombes habitaient le vil­lage, la mar­ronnier trem­blait. Quand je lev­ais les yeux, je don­nais sur l’a­vant-toit: qua­tre planch­es peintes. L’autre lucarne, per­cée plus bas dans la même paroi, était pro­longée d’une tablette sur laque­lle j’avais dis­posé un piège à pigeons fab­riqué de clous. Plusieurs fois par jour et tous les matins, je me pen­chais, je regar­dais la place en con­tre­bas et je dis­ais: que se passe-t-il à Gim­bède? il ne se passe rien. Quand réson­nait un bruit inhab­ituel, un bruit de moteur par exem­ple, je courais ouvrir la lucarne. Pen­dant les sept années que j’ai passé là je ne me sou­viens pas d’événe­ments inhab­ituels. Le dimanche après le repas venait une voiture puis d’autres, Des voitures blanch­es, iden­tiques, et les hommes en pan­talon bleu jouaient aux boules jusque tard dans la nuit. Le bruit du dimanche c’é­tait ces boules qui se heur­tent. A l’autre bout de la mai­son, à quelques mètres, lorsque j’ai ouvert la soupente, nous y avons dor­mi. La fenêtre arrivait au ras du sol. Le mate­las étant dépourvu de som­mi­er, nous dormions la tête dans la fenêtre. Qu’on nous vît m’é­tait indif­férent, mais voir ne m’in­téres­sait pas: ain­si exposé, l’ex­térieur était sans charme.

Qui refuse les col­lab­o­ra­tions, les hon­neurs, le statut est en butte à la société. Par des hos­til­ités admin­is­tra­tives et par le dis­crédit moral celle-ci reprend alors ce qui lui est refusé.

Avoir pos­sédé au prix d’un grand effort mai­son, voiture, voy­ages, con­fort et ne plus rien pos­séder de cela, voilà le bon­heur, bon­heur à jamais inac­ces­si­ble à celui qui crainte de l’ef­fort tient que n’avoir jamais pos­sédé vaut dépossession. 

Sans cesse, au lit surtout, je pré­pare la suite des événe­ments, pose les obsta­cles, les mesure, change leurs posi­tions. Je me crois aux com­man­des. Autre­fois dans cet exer­ci­ce je chevauchais le temps sans un doute. C’est de la vie que je dis­po­sais, et par pans entiers. Désor­mais je ne prévois qu’à échéance d’une semaine voire de quelques jours.

Mes opin­ions braque­nt les inter­locu­teurs. Si je les tais l’e­sprit me pèse, si je les dis je perds des amis et bien­tôt n’en aurai plus. Et si je les cla­mais ces opin­ions? Les voix extérieures ral­lient des suf­frages parce qu’elles ont extérieures. Mais le risque existe qu’on vous brusque alors dans une posi­tion de pou­voir. Le pou­voir, cette aberration.

La vie est intéres­sante, dit une femme dans le train, il y a beau­coup de choses à se rappeler.