Mois : juin 2010

En face de la librairie de la Hune dans un bar à bières dont le serveur nous dit: je n’ai plus le choix d’autre­fois, la grande péri­ode est finie.
Il est tard, j’ai le cerveau dans les godass­es. Dix heures que nous pal­abrons. Popes­cu me tire par la manche de la veste:
- Ecoutez ce qu’il dit, écoutez donc!
Je dis que le nom­bre de livres écrits, pub­liés, le suc­cès, cela est sans impor­tance. Ecrire est une morale (pour cette dernière phrase, je ne la dis pas ain­si de peur que le débat ne reprenne, mais j’ai ma con­vic­tion : le livre est un objet de dimen­sion arbi­traire, il con­signe une par­tie de ce flux que l’écrivain pro­duit chaque jour et sans cesse. Et qui fonc­tionne comme la recherche d’un principe ultime dans un monde où n’ex­iste aucun principe ultime.
En face de moi, Jean-Marie. Il porte son feu­tre bas sur le front, une gabar­dine à col relevé, un cato­gan, son vis­age est translu­cide. Joseph Beuys mât­iné de Michael Jack­son. Et un prob­lème de vit­a­mine (au restau­rant, il fait retir­er de sa salade le vinai­gre, la moutarde, le sel, et mets de côté les noix. Pas de vin, mer­ci! mais, ajoute-t-il: je peux boire des litres de Vod­ka.) Pour répon­dre à la qusa­tion que nous posions (laque­lle au juste?), il explique l’esthé­tique de Klossovs­ki. Je ne tiens pas jusqu’au bout, car il se passe ceci: des femmes fan­tas­tiques se tien­nent con­tre la vit­re de la ter­rasse d’été. Il y a cinq min­utes, il en est venu une. Puis deux. Trois. Elle sont main­tenant dix, et con­tin­u­ent d’af­fluer. Grandes, élancées, cheveux plats et longs, elles se tré­moussent, télé­pho­nent, rient, ont des bottes, des sourires et elles pren­nent des pos­es, et elles se pho­togra­phient dans ces pos­es. Qua­tre au moins on les yeux verts.
Et l’autre, Klossovs­ki.
Le spec­ta­cle est indé­cent de beauté. On se sent petit. Comme on s’é­tait trompé de planète. Une autre rejoint le groupe… plus belle, encore plus belle, sidérant! Je me redresse dans ma chaise et regarde au fond du boule­vard. Il y a un prob­lème. Quelque chose m’échappe. Mais quoi? Un sim­ple ren­dez-vous de copines? Alors me vient cette idée nos­tal­gique. Elles font une sélec­tion. Ne devient leur copine qu’une fille qui répond à des critères de fess­es, de poitrine, de cheveux, de regard, de taille. Epatant. Je sec­oue la tête, je rou­vre les yeux. Elle sont tou­jours là. Elles gloussent. Arno Camenisch est à mon côté.
- Tu dis quoi de ça? je demande.
- Je suis assis dans la bonne posi­tion, je peux tout voir.
Ce qu’il veut dire, c’est que, con­traire­ment à moi, il est aux pre­mière loges, tourné vers le groupe des filles, de sorte que son regard peut paraître naturel, qu’il n’a pas besoin de se détourn­er. Il les fix­es, ébahi.
Et avec son accent suisse-alle­mand, souri­ant, comme s’il venait d’être foudroyé et qu’il cher­chait une expli­ca­tion à cet acci­dent, il dit :
- Incroy­able!

St-Ger­main-St Michel, entré dans ce périmètre, les pas­sants changent d’at­ti­tude. Ils sont au musée. Ils chu­chotent, pren­nent l’air con­cerné, com­mentent. Ceux qui man­quent de moyens, s’ex­cla­ment et provo­quent. Les touristes four­rent leur nez partout. Paris? Non — plutôt quelque chose qui représente Paris, en donne une idée (fausse.)

Cor­re­spon­dance Gide-Valéry, let­tre de 1898. L’empreinte du sym­bol­isme sur leur style est si grande qu’on cherche en vain le sens de leurs confidences.

Et le lende­main au Musée des colonies — appelons ain­si le Cen­tre nation­al de l’im­mi­gra­tion, lequel organ­ise une expo­si­tion sur le “foot­ball et l’in­té­gra­tion”. Lec­ture des Suiss­es cette fois. Plaisant, intéres­sant, une lec­ture. Je lis mal, du moins c’est mon impres­sion, pas à l’aise. La bataille de St-Eustache, voilà ce que je lis. L’opéra­tion dure une heure, peut-être plus, met­tons deux, et puis sans tran­si­tion nosu allons ren­dre vis­ite aux croc­o­diles qui nagent dans la fos­se en sous-sol du musée. Et les écrivains s’at­tar­dent. Ils plon­gent la tête dans les aquar­i­ums à pois­son, com­mentent les formes et les couleurs des pois­sons. Sur quoi pour­rait-on enchaîn­er, en con­tin­u­ant sur ce principe? Un saut à l’élastique?

Lecure des écrivains suiss­es à Paris. Les français d’abord, le same­di, à la bib­lio­thèque uni­ver­si­taire de la Sor­bonne. Je m’y rends à 17 heures. Des gardes m’ar­rê­tent devant la cour d’hon­neur. Quelle man­i­fes­ta­tion dites-vous? Un pom­pi­er m’ou­vre le bib­lio­thèque. Nous chemi­nons entre des étagères vides.
- C’est en réno­va­tion. Pour cinq ans.
Il pousse des portes, jure qu’il a vu entr­er un mon­sieur. Si c’est celui que je cherche? Je n’ai pas de nom. Mais le pom­pi­er est de bonne volon­té, dans sa loge, il doit s’en­nuy­er. Il pousse d’autres portes. En vain. Il n’y a per­son­ne. Revenu au point de départ, il insiste: il a vu quelqu’un, et nous repar­tons pour un tour. En fin de compte, nous apprenons par le chef des pom­piers que la lec­ture est à 19h00.
Je com­mande sur une ter­rasse de St-Michel une bière tiède et hors de prix. Je suis assis à deux tables de celle que j’oc­cu­pais il y a neuf ans, la nuit où N. m’a drogué. J’ap­pelle Edouard. Il tra­vaille sur le fonds Dous­set, au Pan­théon. Il me par­le de Dous­set. Qui est-ce? Pour le reste:
- Je vais très bien. Ma femme est con­tente que je passe plus de temps avec elle.
A 19h00, de retour dans la bib­lio­thèque, je m’assieds loin des écrivains français, trop loin (il y a peut-être des écrivains suiss­es dans la salle, mais je ne con­nais pas leurs vis­ages). Je m’aperçois un peu tard, lorsque le pre­mier entame son texte, que les lam­pes d’ap­point en forme de méduse placées sur les tables de tra­vail me ravis­sent la vue. Trois heures de lec­ture. Long, intel­li­gent. Pointu. Sérieux. Même les auteurs qui font rire: sérieux. A la sor­tie, je salue deux messieurs en qui je crois recon­naître des lecteurs. Ils dis­ent que non, que ce n’est pas eux. Popes­cu, à l’in­vite du quel j’ai répon­du — c’est lui notre entremet­teur — me ratrappe et se présente. ce qui est évi­dent pour tout le monde, ne l’est pas pour moi. C’est Popes­cu.
- Bon­jour je suis Daniel.
Et d’emblée, il me remer­cie d’être venu à Paris. Mais com­ment savoir qu’il s’ag­it de Popes­cu? Il porte un cos­tume élé­gant et déplacé, une large cra­vate, il a une gueule.
Nous allons au restau­rant. Les dis­cus­sions , rem­plies de références, de cita­tions, de noms, de sobri­quets, de tuyaux, de clins d’oeil me clouent le bec. On ne par­le pas du livre qu’on a lu. On par­le du livre qu’on a lu le matin et qui est sor­ti en librairie la veille. D’ailleurs les écrivains sont tous pro­fesseurs, doc­teurs, enseignants, chercheurs. Je com­mande de la bière, je ne sais plus rien.

Gare de Lyon, le voyageur qui a quelques min­utes s’éloigne des bou­tiques des quais, marche dans une rue, une autre, espère trou­ver pour moins cher le pro­duit qu’il emmèn­era avec lui dans le train. Une bois­son, un paquet de bis­cuits. Mais la cais­sière du super­marché porte un T‑shirt rouge Atten­tion chien méchant.

Fond de l’oeil trou­ble. Aucune eau, claque, res­pi­ra­tion, aucun air frais ne chas­sera ce trou­ble. Ou lente­ment. Sans l’in­ter­mé­di­aire, tant de regards croisés, et l’âme chao­tique qui remue dans la rétine.

Lutte en vain, dit Gala. Et ces biens que tu achètes! Belle perte. Tes forces seraient plus utiles ailleurs. Mais elle se trompe. Je lutte pour m’éloign­er, m’éloign­er de tous et m’en rap­procher quand je le juge bon, quand on me le demande, hors les contraintes.

- Pourquoi arrête-t-il?
Par­lant d’un sportif d’élite, si jeune.
On ne voit que le résul­tat spec­tac­u­laire de ses efforts. Quelques min­utes pour mille heures d’en­traîne­ment. Rap­port trans­pos­able à l’en­tière civil­i­sa­tion. Quand elle touche à son pro­grès max­i­mum, dans les années 1990, elle n’a plus le force de tenir le cap. Ici et là, appa­rais­sent les com­porte­ments exu­toires. Dés lors, la société se scinde, devient schiz­o­phrène. Une par­tie du corps tend à l’ac­céléra­tion, l’autre à la démis­sion. En apparence l’ath­lète court aus­si vite, mais si on regarde de plus près il y a les béquilles, les ban­dages, la bouteille d’oxygène.

Dernières décen­nies du vingtième, un proces­sus de décoloni­sa­tion s’amorce. L’oc­ci­den­tal perd son lieu. Qu’il soit de la ville ou de la cam­pagne n’y fait rien: “je n’ai plus d’in­scrip­tion dans un lieu, je ne colonise les richess­es du lieu par un arpen­t­age amoureux, imag­i­naire, intel­lectuel. L’acuité des sens baisse. Sans aller vite en besogne ni trop loin, cette coloni­sa­tion pre­mière, naturelle, du lieu par le corps et par l’e­sprit, était la con­di­tion du ciel. Aujour­d’hui les repère sont dans l’autre sans qu’il y ait de morale, car il s’ag­it de l’autre comme indi­vidu relatif, alter ego. Sans lieu ni tal­ent de coloni­sa­tion lui aus­si cherche ses repères sur l’autre. En mul­ti­pli­ant nos repères, nous sommes dans la société mais sans lieu ni ver­ti­cale — sans ciel ni terre.