En face de la librairie de la Hune dans un bar à bières dont le serveur nous dit: je n’ai plus le choix d’autre­fois, la grande péri­ode est finie.
Il est tard, j’ai le cerveau dans les godass­es. Dix heures que nous pal­abrons. Popes­cu me tire par la manche de la veste:
- Ecoutez ce qu’il dit, écoutez donc!
Je dis que le nom­bre de livres écrits, pub­liés, le suc­cès, cela est sans impor­tance. Ecrire est une morale (pour cette dernière phrase, je ne la dis pas ain­si de peur que le débat ne reprenne, mais j’ai ma con­vic­tion : le livre est un objet de dimen­sion arbi­traire, il con­signe une par­tie de ce flux que l’écrivain pro­duit chaque jour et sans cesse. Et qui fonc­tionne comme la recherche d’un principe ultime dans un monde où n’ex­iste aucun principe ultime.
En face de moi, Jean-Marie. Il porte son feu­tre bas sur le front, une gabar­dine à col relevé, un cato­gan, son vis­age est translu­cide. Joseph Beuys mât­iné de Michael Jack­son. Et un prob­lème de vit­a­mine (au restau­rant, il fait retir­er de sa salade le vinai­gre, la moutarde, le sel, et mets de côté les noix. Pas de vin, mer­ci! mais, ajoute-t-il: je peux boire des litres de Vod­ka.) Pour répon­dre à la qusa­tion que nous posions (laque­lle au juste?), il explique l’esthé­tique de Klossovs­ki. Je ne tiens pas jusqu’au bout, car il se passe ceci: des femmes fan­tas­tiques se tien­nent con­tre la vit­re de la ter­rasse d’été. Il y a cinq min­utes, il en est venu une. Puis deux. Trois. Elle sont main­tenant dix, et con­tin­u­ent d’af­fluer. Grandes, élancées, cheveux plats et longs, elles se tré­moussent, télé­pho­nent, rient, ont des bottes, des sourires et elles pren­nent des pos­es, et elles se pho­togra­phient dans ces pos­es. Qua­tre au moins on les yeux verts.
Et l’autre, Klossovs­ki.
Le spec­ta­cle est indé­cent de beauté. On se sent petit. Comme on s’é­tait trompé de planète. Une autre rejoint le groupe… plus belle, encore plus belle, sidérant! Je me redresse dans ma chaise et regarde au fond du boule­vard. Il y a un prob­lème. Quelque chose m’échappe. Mais quoi? Un sim­ple ren­dez-vous de copines? Alors me vient cette idée nos­tal­gique. Elles font une sélec­tion. Ne devient leur copine qu’une fille qui répond à des critères de fess­es, de poitrine, de cheveux, de regard, de taille. Epatant. Je sec­oue la tête, je rou­vre les yeux. Elle sont tou­jours là. Elles gloussent. Arno Camenisch est à mon côté.
- Tu dis quoi de ça? je demande.
- Je suis assis dans la bonne posi­tion, je peux tout voir.
Ce qu’il veut dire, c’est que, con­traire­ment à moi, il est aux pre­mière loges, tourné vers le groupe des filles, de sorte que son regard peut paraître naturel, qu’il n’a pas besoin de se détourn­er. Il les fix­es, ébahi.
Et avec son accent suisse-alle­mand, souri­ant, comme s’il venait d’être foudroyé et qu’il cher­chait une expli­ca­tion à cet acci­dent, il dit :
- Incroy­able!