Sous la pierre que je soulève, une fourmi. Elle était prisonnière.
Mois : avril 2008
Le rêve fait, je me le raconte. Je suis dans un état de demi-sommeil. Or je commence à me le raconter couché sur le côté droite. Au milieu du récit, au milieu d’une phrase pour être précis, je me tourne sur le côté gauche et là, plus rien. Incapable de savoir ce qu’était le rêve. Comme si, en dépit des yeux fermés et de l’immatérialité du rêve, il existait un point de vue, une sorte de point de vue mental.
Dormitez monte l’escalier. Deux ans que je ne l’ai pas vu. Il tremble. C’est désormais visible de loin. Sa main devant lui. L’autre tient un livre. A la couleur de la jaquette, je devine qu’il s’agit de littérature espagnole classique, c’est son domaine, mais je suis surpris de le croiser à l’université, dans un dernier message il écrivait: je suis à la retraite.
- Il y a toujours quelque chose à vérifier. Et vous? demande-t-il aussiôt.
Une fois de plus, je me fais piéger: je réponds. C’est sa façon pour ne rien dire, pour ne pas parler de lui. Modestie, gêne. J’explique que je rentre d’Espagne. Il a neigé sur les collines de Castille et nous sommes descendus au sud. Deux heures plus tard, je nageais dans la mer.
- Vous voyagez tellement!
J’aimerais l’inviter, mais je sais que cela le gêne. L’idée qu’il puisse se sentir gêner, l’empêche par avance de profiter de cette invitation. Je connais ça. Nous nous saluons. Il s’en va, passe la quadruple porte de la bibliothèque. A la réception, tout sourire, il tremble. Les mains mais aussi la tête.
Les dents. A travers le brouillard, parmi les piétons qui se hâtent, nous cherchons le laboratoire des dents. Je conduis, je lis les numéros aux façades des immeubles, il est tôt, sur les sièges arrière, les enfants somnolent. Il faut retourner au giratoire, reprendre la direction de Meyrin, je quittais la cité quand Aplo a dit “c’est ici qu’on est venu avec maman”. A Meyrin. Je me gare où je peux, nous continuons à pied. C’est une entrée d’immeuble à toutes pareilles, le dentiste nous attend dans un local qui dans le plan initial devait servir à entreposer des vélos. Je tends les cartes qui autorisent mes enfants à être soignés par la médecine d’Etat. Salle d’attente. Au bout d’un moment la dentiste appelle notre nom de famille.
- Qui veut passer le premier? je demande.
Aplo.
- Tu peux y aller seul?
Il y va. Luv reprend la lecture de sa bande dessinée, je lis des magazines intéressants: “Vue images”, “Gala”.
Plus tard nous rejoignons le lieu des opérations. C’est au tour de Luv de prendre place dans le fauteuil à moteur. Tout va bien. Contrôle, conseils. “Tu as bien soigné tes petites dents”. La dentiste déballe trois brosses à dents, nous les remets. Elle ouvre un tiroir, en tire la tête d’un squelette, entreprend de lui brosser les dents. En ligne, Aplo, Luv et moi imitons le mouvement de la brosse que tient la dentiste. Mâchoires du haut sur les dents, en rond, puis en bas! en bas! Mâchoire du bas, contre les dents, en rond, puis en haut! en haut!
Après avoir déposé les enfants à l’école et remis les cartes bleues à la maîtresse pour prouver que je ne les ai pas ocuupé à quelque chose d’illégal, je reprends le volant et passe ma langue sur mes dents: elles sont propres.
Faut-il viser la complétude ou accepter l’incomplétude? Ce rôle second que l’homme s’attribue dans la création par rapport Dieu, avec le statut nécessaire d’incomplétude qui l’accompagne, est à la fois la condition de la sagesse chez le croyant et fondement de la liberté chez l’incroyant. Mais le croyant pas plus que l’incroyant ne se pense en dehors du couple de concepts “complet-incomplet”.
Sans recul pas de critique, sans place pas de recul. Ceci pour les villes, lieux de densité: on ne “sort” pas de Paris. Donc on voyage. Le voyage à grande vitesse et haute dose (et bas prix), l’inverse du recul. A 5 mil kilomètres de chez moi, on me dit que je suis chez moi. Les autochtones sont payés pour que je le constate: je suis chez moi. C’est eux qui ne sont plus chez eux. Ils ne le diront pas. Ils sont payés pour se taire. Leur perspective, leur recul, leur capacité critique est hypothéquée.
Genève, ville paupérisée. Personne ne s’entend. On travaille et on dépense, mal. Il faudrait des vendeurs et des acheteurs qui parlent la même langue. Il n’y en a pas. Cent langues. Autant de coutumes. Une fosse. Il y en a qui s’en félicitent. C’est qu’il en font métier: toujours l’intérêt.