Primo Levi 2

“L’opéra­tion est assez peu douloureuse et extrême­ment rapi­de: on nous fait met­tre en rang par ordre alphabé­tique, puis on nous fait défil­er un par un devant un habile fonc­tion­naire muni d’une sorte de poinçon à aigu­ille courte. Il sem­ble bien que ce soit là une véri­ta­ble ini­ti­a­tion: ce n’est qu’ ”en mon­trant le numéro” qu’on a droit au pain et à la soupe. Il nous a fal­lu bien des jours et bon nom­bre de gifles et de coups de poing pour nous habituer à mon­tr­er rapi­de­ment notre numéro []”. Si c’est un homme, p. 35.

Primo Levi

“Nous n’avons jamais vu où ils finis­sent, mais nous sen­tons la présence maligne des bar­belés qui nous tien­nent séparés du monde. Et sur les échafaudages, sur les trains en manœu­vre, sur les routes, dans les tranchées, dans les bureaux, des hommes et des hommes, des esclaves et des maîtres, et les maîtres eux-mêmes esclaves; la peur gou­verne les uns, la haine les autres; tout autre sen­ti­ment a dis­paru. Cha­cun est à cha­cun un enne­mi ou un rival.” Si c’est un homme, p. 59.

Gréement

Chaque jour moins capa­ble de me diver­tir de moi-même.

“Berrea”

De nuit pour enten­dre brâmer les cerfs. Les jeeps débar­quent une dizaine de voisins. Nous sommes sur une falaise, au-dessus de la riv­ière. Les adultes imposent le silence, les enfants s’as­soient au sol. Je lève les yeux, fixe longtemps le ciel: il est extra­or­di­naire. Dans le noir j’en­tends chu­chot­er le nom des planètes et des galax­ies. Comme je baisse les yeux, je vois mes amis qui les télé­phones pointés vers la voûte déchiffrent leurs écrans. Un cri reten­tit, aigu puis grave et sac­cadé. Les chas­seurs du groupe mon­trent où se trou­vent les bêtes, devi­nent leurs âges. Les enfants ten­dent l’or­eille. Plus tard un bruit de moteur annonce l’ap­proche d’une voiture. Le maire enclenche les phares du con­voi pour mar­quer notre posi­tion. Ini­go: “les Espag­nols ne peu­vent pas s’empêcher d’aller partout en voiture!”. Les gens du vil­lage se met­tent sur la côté, c’est une famille qui est allée plus loin, plus haut, près des ruines de Cis­te­nas, une famille que per­son­ne ne con­naît — on se salue. Le silence retombe, il fait le noir. Je recom­mence ma con­tem­pla­tion du ciel. Les cris des mâles reten­tis­sent. Lorsque nous allons par­tir, cinq cerfs détal­ent dans la lumière de nos feux.

Chiffres et quantités

Aujour­d’hui est le pre­mier jour de la nou­velle vie. Hors de Suisse, dis­posant du temps et du silence, sans tra­vail, retranché, con­tent. Pour attein­dre ce lieu, écrire sans être repris, harcelé, emmerdé, il aura fal­lu huit mois. La querelle a com­mencé en hiv­er, alors que j’é­tais à Mahon, je venais de porter plainte con­tre mes col­lègues qui engageaient l’en­tre­prise dans une col­lab­o­ra­tion ren­for­cée avec l’E­tat (trans­for­mant ce que nous avons créé il y a trente ans à l’époque des squats en un ser­vice de pro­pa­gande). Ce ven­dre­di j’ai garé mon nou­veau véhicule — un bus muni de couchettes — dans le garage munic­i­pal d’A­grabuey. Entre temps, j’ai envoyé plus de cent-cinquante mails, des dizaines de recom­mandées, roulé 9’000 kilo­mètres dans qua­tre pays, vécu quar­ante-sept jours à l’hô­tel, traité avec deux avo­cats, un juge, des douaniers, des flics, et Mamère et Mon­frère devenus pen­dant la fausse Grippe déclenchée en 2019 incon­trôlables et faux. Instal­lé ce soir dans ma mai­son de pierre, j’ai sur le vais­se­li­er, le buf­fet, les chais­es, des livres col­lec­tés lors de mes vis­ites des librairies d’oc­ca­sion, un vélo sta­tique, un vélo de course, un vélo de voy­age et cinquante litres de bière brésili­enne. Pour la musique, hier Djorge frappe à ma porte. De la part de son frère, un ermite qui vit avec sa femme et leur fille dans un endroit reculé de la val­lée, il me remet un vinyle édi­tion lim­itée : “ce qui se fait de plus dur, Dario tient à ce que tu l’écoutes !”. 

Pot

La notice de mon pot de moutarde aver­tit : à con­som­mer jusqu’au 13-12-2023 à 6h01. Ce jour-là, il fau­dra que je mette mon réveil. 

Accueil

Les ter­ri­toires lim­itro­phes ne sont pas aux con­fins de la galax­ie, ils sont à l’in­térieur. Dess­inés par l’imag­i­na­tion, entés dans les replis de nos géo­gra­phies, là où le pou­voir aliéné par son délire de cen­tral­i­sa­tion ne va pas, ne con­traint pas, n’est pas. 

Impression

Aligne­ment de livres sur l’é­tagère de la bib­lio­thèque, der­rière l’in­ter­locu­teur vingt et un vol­umes bleus, numérotés et similaires.

Au futur

A Genève, quarti­er de la Fontenette, près de la rue de l’Aubépine, une femme hurle. Elle est à vélo. Cheveux en bataille, gestes syn­copés, le corps élas­tique mais sec­oué, elle occupe le milieu de la rue. Pru­dents, les auto­mo­bilistes hési­tent à dou­bler. Quand elle me dépasse, je la recon­nais. Elle est d’autre­fois. Vingt ans, peut-être plus, quand nous pas­sions nos nuits à l’U­sine. Moi qui me demandais ce que nous étions devenus.

Mâchoire

Si la vio­lence est tou­jours égale, elle n’est pas tou­jours égale­ment dis­tribuée. Aujour­d’hui, elle est le fait des par­ties fon­da­men­tales du peu­ple, essen­tielle­ment des éner­gumènes pris sur les stocks du tiers-monde et des élites rompues à l’ad­min­is­tra­tion de leurs égoïsmes, élites plus que natives, endo-géné­tiques. La par­tie moyenne de la société, celle qui vaut squelette et tient le corps, est sans vio­lence. Elle est donc à la mer­ci de ces mâchoires que com­posent de manière cal­culée les deux formes antérieures de la violence.