Il n’y a pas de vie future et je m’en réjouis, mais il y a des vies antérieures; ce sont elles qui impriment à la matière des jours son mouvement et font parfois remonter à la conscience des images qui bousculent.
Grave (suite)
Recul vital considérable à force d’en rabattre sur les activités sans que je sache si c’est bien fondé aucun médecin n’ayant donné de conseils quant à la façon de conduire la convalescence. Je suis en attente d’un avis indisponible et, par prudence, me tiens tranquille ce qui consiste à éviter de trop boire, éviter de monter à vélo, éviter les haltères et la course, éviter de sauter, hurler, porter; à la fin, je ne fais que lire, écrire et penser. La journée s’écoule ainsi, entre le bureau et le poêle, puis je me mets au lit, content non seulement d’être réfugié dans la maison mais désireux de me réfugier plus avant, dans la chambre, dans le silence, dans le noir. Moment où je recommence d’écrire, de penser et de lire, ne pouvant trouver le sommeil après une journée aussi tranquille.
Aux postes
Dans une usine, on remplace le vieil ouvrier par un ouvrier jeune, l’incapable par le capable, le lent par le rapide ou le contraire selon le marché mais dans tous les cas il faut qu’il y ait un ouvrier à la place de l’ouvrier et c’est exactement de cette façon que le continent est géré par des gens d’usine, les habitants sont remplacés par des vivants prélevés ailleurs, au sud, encore plus au sud, de l’autre côté de la Méditerranée, par-delà le Caucase ou derrière l’Atlantique et le remplaçant, qu’il comprenne ou ne comprenne pas, fera l’affaire, il a cette qualité d’être moins critique, moins regardant, moins angoissé, moins inquiet, et à ce tarif il fait son métier de vivant comme il se présente, dans l’ordre et dans le désordre et devient le nouvel habitant du continent-usine.
Grave 7
Personne ne me dit ce que je dois faire pour vivre, c’est à dire ne pas mourir, boire, consommer, manger, ne pas consommer, parce que personne à cent kilomètres à la ronde ne répond au téléphone dans les dispensaires, cabinets, hôpitaux. Si, ce matin au bord du gouffre de Biniés, juste avant que je ne plonge dans la zone blanche, j’ai appelé un numéro glané sur une page internet et une standardiste a répondu: “c’est trente-quatre Euros ou quarante-huit Euros le rendez-vous chez le cardiologue, que préférez-vous?”. M’est égal, ai-je fait, j’ai une assurance toute-puissante. “Bien, je vous inscris?”. C’est alors que j’ai appris par la standardiste que je pouvais payer après quoi ce serait à moi d’appeler un cardiologue pour prendre rendez-vous à ce prix. “Monsieur…?”, s’est enquis la standardiste qui ne m’entend plus. “Madame, j’ai tout essayé, ai-je expliqué, personne ne répond. Avez-vous au moins une cardiologue à me recommander à Saragosse “. A quoi l’aimable standardiste a répondu: “je ne suis pas dans votre région, je ne connais personne.” Donc j’ai raccroché, j’ai rallumé le moteur de la camionnette, j’ai plongé dans la fosse, j’ai atteint Piedralma, la rivière une fois de plus débordait, je me suis déchaussé, j’ai emprunté le pont pieds nus et sur la porte de la caravane d’Evola figurait ce mot: “je suis à Puente, peux-tu fabriquer les moules en carton pour les supports de plaques solaires”.