Grave 7

Per­son­ne ne me dit ce que je dois faire pour vivre, c’est à dire ne pas mourir, boire, con­som­mer, manger, ne pas con­som­mer, parce que per­son­ne à cent kilo­mètres à la ronde ne répond au télé­phone dans les dis­pen­saires, cab­i­nets, hôpi­taux. Si, ce matin au bord du gouf­fre de Biniés, juste avant que je ne plonge dans la zone blanche, j’ai appelé un numéro glané sur une page inter­net et une stan­dard­iste a répon­du: “c’est trente-qua­tre Euros ou quar­ante-huit Euros le ren­dez-vous chez le car­di­o­logue, que préférez-vous?”. M’est égal, ai-je fait, j’ai une assur­ance toute-puis­sante. “Bien, je vous inscris?”. C’est alors que j’ai appris par la stan­dard­iste que je pou­vais pay­er après quoi ce serait à moi d’ap­pel­er un car­di­o­logue pour pren­dre ren­dez-vous à ce prix. “Mon­sieur…?”, s’est enquis la stan­dard­iste qui ne m’en­tend plus. “Madame, j’ai tout essayé, ai-je expliqué, per­son­ne ne répond. Avez-vous au moins une car­di­o­logue à me recom­man­der à Saragosse “. A quoi l’aimable stan­dard­iste a répon­du: “je ne suis pas dans votre région, je ne con­nais per­son­ne.” Donc j’ai rac­croché, j’ai ral­lumé le moteur de la camion­nette, j’ai plongé dans la fos­se, j’ai atteint Piedral­ma, la riv­ière une fois de plus débor­dait, je me suis déchaussé, j’ai emprun­té le pont pieds nus et sur la porte de la car­a­vane d’Evola fig­u­rait ce mot: “je suis à Puente, peux-tu fab­ri­quer les moules en car­ton pour les sup­ports de plaques solaires”.

…et celle-ci.

“Je prends un livre sur l’é­tagère. Le vol­ume exhale une odeur de ren­fer­mé — la seule trace dans l’at­mo­sphère d’une oeu­vre achevée et d’une vie accom­plie qu’on puisse léguer est une odeur de livre.” Jour­nal de Galère, Imre Kertész.

Cette phrase géniale

“La ville pavoisée en per­ma­nence pour une fête per­ma­nente”, Sur les rues de Berlin-est en 1980, Jour­nal de Imre Kertész.

Physiques

Les vis­ages d’une époque, leur type, leurs traits, on ne peut les recon­naître d’une époque que lorsque celle-ci est révolue, qu’il n’ex­iste plus que des traces de ces visages. 

Comprendre

Qu’a force de gou­vern­er sans rap­port au réel pour favoris­er les seules ambi­tions par­ti­c­ulières, le cumul des erreurs affole la machine et la rend incontrôlable.

Littérature

Quelle serait la récep­tion d’un livre à l’his­toire banale dont une phrase sur trois ou une phrase sur cinq — con­for­mé­ment à la néces­sité de con­serv­er le sens directeur — n’au­rait pas de sens (tout en étant écrite dans une langue irréprochable)?

Paralchimie

Essai pas­sion­nant quoique par­fois incom­préhen­si­ble de Jean Roudaut sur Pinget (Le vieil homme et l’en­fant). L’au­teur aime les litotes et les ellipses ou peut-être est-ce mon inin­tel­li­gence devant une finesse de pro­pos qui exige plus que de la cul­ture de l’éru­di­tion. N’en demeure, les rap­ports cri­tiques qu’il établit entre les œuvres jus­ti­fient l’ef­fort de lec­ture. Puis il y a la glo­ri­fi­ca­tion de la langue. Cet absolu de l’art lit­téraire dont on sent que l’es­say­iste a la reli­gion et qui nous rap­pelle que nous exis­tions ain­si, par le tra­vail des mots, avant de suc­comber au régime des images. 

Traversée

Le vide. Encore et encore. Surtout à par­tir de Valde­peñas, lorsque le plateau de la Manche prend des airs de socle sableux. Il y a bien des collines, mais elles sem­blent sus­pendues aux nuages telles des cloches dans le loin­tain juste pour créer un fond de décor. Le vide, à la lim­ite le néant car ce que l’on voit, on le voit et on le revoit tant le paysage est con­stant dans ses appari­tions. Je ne peux dire à quel point cela m’en­t­hou­si­asme. Une res­pi­ra­tion. Un lieu où l’e­sprit peut vol­er, vire­volter, devenir. La Suisse a un poids. Un poids ter­ri­ble. Tout y est ver­ti­cal, arcbouté sous le ciel, épais et ombreux. Un poids de fatigue. Je n’aime pas con­duire, mais il y a un cer­tain plaisir à cir­culer dans le vide. A quinze heures, je suis à Esquiv­ias, vil­lage du pour­tour de Madrid, province de Tolède. L’hô­tel sur­plombe un gira­toire qui évoque une empreinte d’O.V.N.I. En con­tre­bas, au bout d’un kilo­mètre de terre dure, des séries de vil­las silen­cieuses, une usine en démo­li­tion, une prom­e­nade de trois réver­bères. Il fait déjà nuit lorsque je m’y hasarde. Les mamans dis­cu­tent devant les pous­settes, un ouvri­er me salue comme si nous étions cama­rades. A l’épicerie, je demande un sachet pour emporter la bouteille de bière. La vendeuse l’air hon­teux : “ils sont payants.”. Mon lit mesure 2,10 de large; c’est dire la taille de la cham­bre. Le lende­main, passé le périphérique M50, à nou­veau le vide, couleur rouge et or cette fois, dans les val­lées de Calatayud. J’at­teins Agrabuey en fin d’après-midi, la neige com­mence de tomber. 

Journal d’Inconsistance

“Ce n’est peut-être pas le tal­ent qui fait l’écrivain, mais le refus d’ac­cepter la langue et les idées toutes faites. Je crois qu’au début, on est tout sim­ple­ment bête, plus bête que ceux qui n’ont pas de mal à com­pren­dre. Alors on se met à écrire comme pour se rétablir d’une grave mal­adie, pour maîtris­er sa folie — ne serait-ce que le temps de l’écri­t­ure.” Imre Kertész, Jour­nal de Galère. 

Le monde d’hier

Retour à la bien-aimée, film de 1979 avec Isabelle Hup­pert, Jacques Dutronc, Bruno Ganz. La gare SNCF a une porte que l’on peut ouvrir et fer­mer, le salon où se déroule le drame un tourne-disque et son amplifi­ca­teur. Dutronc, l’ex-mari pianiste demande à Ganz le mari médecin: “com­bi­en de dis­ques avez-vous?” Lequel répond: “Trois cent? Je ne sais pas”.