Magnifique spontanéité des Colombiens de la rue. Au moindre signe, ils vous aident, si besoin vous prennent par le bras et vous emmènent, sans devoir ni curiosité, que c’est agréable.
Cartagena 2
LM veut que je change d’hôtel. Le meilleur établissement de la ville est le Bellavista. Un lieu de jardins, de fraîcheur, une ancienne bâtisse coloniale, les artistes descendent là, et puis dit LM, “je connais le propriétaire, il te fera une prix”. D’ailleurs, il me l’a montré hier comme nous venions de l’aéroport en bus ce Bellavista. Séparé de la plage par une route quatre pistes, plat comme un galette, l’air vétuste. Mais surtout, il y a vingt jours que je fais et défais mon sac, la perspective de garder une chambre quarante-huit heures de suite me réjouit. Alors je dis “peut-être, “je vais réfléchir” et finalement: “non”. LM est déçu. Il m’accuse de n’en faire qu’à ma tête. Il a raison. Ainsi je me promène dans le quartier de Puerto Norte. Marché d’objets de récupération, clochards étendus dans les parcs, ateliers de téléphonie, peuple alenti de Cartagena à côté de la vieille-ville vibrante de touristes, un endroit sans intérêt tel que je les aime (LM me dit : “je ne connais pas”). Puis je fais la sieste. En fin de journée, je rejoins LM. Avec Olga et un vieux-jeune dithyrambique qui parle plus vite que vite (c’est son avocat), il m’attend sur la plage. Ils ont loué une table avec parasol et des transats, ils rechargent les bière de l’autre côté de la quatre pistes, là où se trouve le Bellavista. A 17h30 quand la police ferme la plage et fait refluer les baigneurs, LM nous emmène à l’hôtel, il va saluer son ami le directeur. A l’extérieur, deux adolescents en guenilles les pieds nus repeignent avec des pinceaux-brosses le gris anti-urine du mur d’enceinte. A l’intérieur le décor tient de l’asile psychiatrique et du film d’horreur. Armoires défoncées, trous dans le carrelage, WC condamnés, portes jetées au sol. Un misérable aux dents cassées qui boit une soupe flaire une présence étrangère. Il toise l’avocat: “t’es qui toi?”. Cependant LM a disparu. Dix minutes plus tard il revient avec un homme ventru et sale, en pyjama, qui se demande ce qu’on lui veut, le directeur, son ami. LM explique: “j’ai vécu là pendant une année. Auparavant j’étais dans la tour, celle-là, à gauche, un appartement au dernier étage, je couchais avec la voisine du huitième, la femme d’un boxeur fou”. Après quoi nous marchons lentement, lentement en direction du centre, mais d’abord LM cherche son herbe, qu’il vient d’acheter, qu’il a perdue, qu’il veut racheter (“est-ce que ne sera pas trop tard Olga?”) et nous range dans une ruelle obscure où il allume une pipe qu’il fait passer (comme je fais remarquer qu’ils sont juste en face d’un dispositif de vidéosurveillance, LM déplace les amis). Qu’il installe à l’aplomb du mât aux caméras avant que d’allumer une autre pipe. L’avocat rentre chez lui. Olga et LM rient et marchent (lentement), et rient. Olga désignant une jolie maison de bois blanc : “tu devrais rester un jour de plus, comme ça tu pourrais visiter, c’est la maison de l’ancien président”. LM approuve. Se demande comment je pourrais aménager le temps pour réussir cette visite. Lui qui a la hantise du politique. Même chose pour la religion. Hantise qu’il ne cesse d’exprimer, d’expliquer, de justifier — il y a deux jours à Chochil, comme nous franchissons la porte de l’église, il se décoiffe et ferme brièvement les yeux.
Plage
Olga sur la plage de Cartagena, encore ruisselante de son bain dans l’eau grise nous dit : « qu’ont ait l’existence c’est possible, en tout cas je vois que j’existe, pour ce qui est de vivre.. ». Elle se couche dans le transat, n’y pense plus. Etonné, je me demande : “ai-je bien entendu ?”. Comme si quelqu’un avait parlé à travers elle!
Cartagena
Ville d’empire sur les Caraïbes, port de transit pendant le siècle d’or, sa forteresse biseautée qui s’avance sur la mer est la réplique exacte de celle de Puente, à quelques kilomètres d’Agrabuey. Nous atterrissons de Bogota en fin d’après-midi à bord d’un vol Avianca. LM a laissé ses pulls et son nunchaku dans la capitale: il fait trente-sept degrés, ici nous sommes en sécurité (dit-il). Il insiste pour que je dorme chez la fille qui l’héberge précisant: “c’est moi qui prend son lit”. Je descends dans un hôtel de Manga, l’un des îlots qui compose Cartagena de Indias. A la tombée de la nuit, LM m’appelle pour me dire qu’il va falloir attendre. Dans quelques minutes a lieu le coup d’envoi du match Colombie-Uruguay. “Regarde par la fenêtre, tout va s’arrêter”. Le temps de rejoindre l’avenue, je vois le trafic diminuer et s’interrompre. Les chiens prennent possession de la route, partout résonnent les téléviseurs. Installé sur le trottoir à côté d’un frigidaire rempli de Club India, je suis le jeu (avec passion…) en compagnie d’Urquiel, propriétaire d’un chat, d’un hamac, de l’échoppe et de ce frigidaire. Lorsque la Colombie marque, les taxis (qui sont les derniers à circuler) s’arrêtent, les chauffeur viennent revivre le ralenti. Le soir, long périple à travers le quartier colonial et festif pour une sorte de “tournée d’adieu”. Autrefois LM a travaillé dans les bars de nuit et à chaque coin de rue, de parc, de place, surgissent des souvenirs et le voici qui frappe à une porte, prononce un nom, cherche d’anciennes connaissance. Olga, l’amie indienne qui l’accompagne, ajoute ses remarques, ses commentaires, ses précisions: tous portent sur le changement. C’est “ce tabac a été déplacé il y sept ans, “ah, tu ne savais pas… oui, mort” ou encore “non, ce restaurant n’a jamais été ici”. Nous marchons pendant des heures. La visite est commentée. Interminable. Lumière jaune sur les remparts. Bruit du ressac. Halte dans les épiceries pour la bière, halte sur des bancs pour que LM reprenne son souffle. Si nous allions manger? Chaque fois que nous approchons d’un restaurant, LM déclare “on mange très bien ici! et il s’en va. LM achète un gobelet de “ceviche”. Je suis. Petit gobelet, un franc suisse, crevettes et poulpe. Et nous repartons. Quartier de Getsemaní: mille personnes dansent dans les ruelles festonnées, la salsa résonne dans les antres à musique, nous écoutons un orchestre, créoles exubérantes, cuivres et marimbas. Moi qui déteste, j’aime beaucoup.
LM 2
“Tu as une excellente faculté d’analyse, mais il faut y mettre de la synthèse. Sans cela, impossible de prendre une décision et si tu n’agis pas le problème demeure, le problème grandit, le problème devient insoluble”. Pour placer cette phrase, au petit-déjeuner, entre le poisson et le chocolat chaud, j’ai dû lutter. LM m’a interrompu une fois, deux fois, jetant des regards inquiets sur les clients qui mangent des soupes, il a fallut le faire taire, crier “je finis!”. Alors, affolé, les mains à plat pour se donner de la fermeté, il rétorque:
-Tu ne comprends pas.
Puis s’en va à grands traits et comme je le rattrape dans la rue:
-Il faut être fou pour parler comme ça de mon terrain quand des oreilles nous écoutent!
LM
Aux yeux de LM, tout est conspiration. D’accord, mais comment le sait-il? Conspiration l’histoire coloniale de la Colombie, conspiration le mise en coupe du pays par les narcotrafiquants, conspiration le spéculation sur les forêts, le pétrole, l’herbe. Les livres sont là, remplis de preuves. Il me les tend. Je les place sur la table de nuit, à côté de la bouteille d’eau et des tampons de cire, sur le Bartleby de Melville, que je n’ai jamais lu, qu’il faut lire (dit LM), que j’essaie de lire, qui me tombe des mains. Conspiration encore la “gentrification” du “western”, le quartier infrahumain où survivent les échoués. Celle-là commandée depuis une propriété israélienne qu’il me désigne à travers la fenêtre rafistolée de la chambre. “Tu vois ce gratte-ciel? Eh bien les huit lettres que tu lis sur sa façade, c’est le nom de la compagnie qui contrôle tout dans cette ville.” Il y revient sans cesse. Où que démarre la conversation, il boucle le cercle: conspiration. J’avoue: les arguments sont persuasifs. Ajoutons: je n’en sais rien. Il faudrait lire, et pas seulement ce qui est empilé sur la table de nuit. Ce n’est pas tout. LM possède un terrain dans les Caraïbes. La semaine prochaine nous irons le voir. Il se trouve dans un faubourg de Santa-Marta et il est en danger? Le terrain? Pas seulement. Lui aussi, LM. Menaces qu’il m’expose plusieurs fois, dans un ordre et un autre ordre, en sucrant les mots-clefs de sorte qu’à la fin je n’y comprend rien, mais figurent parmi les grimaçants de la sarabande des paramilitaires, des caïds locaux, des Juifs et des indigènes. LM transpire. A moins qu’il ne se fasse transpirer. Là, il va fumer un joint, parce qu’il faut se calmer, procéder par étapes, résoudre le problème avec les avocats. Le lendemain, nouvel exposé, pas le même, un autre, dans un autre ordre, sur le même sujet.