Soria-campagne

Dor­mi à la Casona San­ta Colo­ma, dans un vil­lage de sept habi­tants, chez un Argentin. D’en­trée (il est 18h00) il dit “la cham­bre n’est pas prête” et “les autorités exi­gent désor­mais toutes sortes de ren­seigne­ments privés de la part des clients, met­tez n’im­porte quoi, je m’oc­cupe du reste!”. De la cham­bre, je vois la camion­nette et l’in­fi­ni. Au bout de l’in­fi­ni, une colline. A son som­met Numance, ancien site celtibère. Mon­père m’en­voie des images d’Autriche (“tes amis”, écrit-il). Il pleut. Il roule en direc­tion de Budapest. Sept heures qu’il pleut. J’en­voie une image de la cam­pagne prise depuis la fenêtre: un par­adis. Le soir, un seul autre client dans la salle à manger, une Argen­tine qui écrit un guide sur les endroits reculés. Le lende­main, au petit-déje­uner, elle en par­le aux paysans venus boire un alcool : ils sont gênés. 

Dilemme

Peu d’avenir pour les indi­vidus excep­tion­nels s’ils n’ac­ceptent de par­ticiper à la néga­tion de ce qui est exceptionnel.

Etape

A Calatayud, ville petite, sans intérêt, où je suis venu, revenu, à vélo, en voiture, avec Gala, sans Gala et ce soir, une fois de plus avec Gala, parce que Calatayud est sur la route, qu’il y a un bon restau­rant, qu’il y a un hôtel avec vue, une vue mag­nifique sur la Col­lé­giale et le château de l’hor­loge et partout des cigognes instal­lées dans des nids de bran­chage gros comme des fagots. Sous un soleil brûlant, entouré de chiens de com­pag­nie à qui les pro­prié­taires font la con­ver­sa­tion, entre deux bar­res de locat­ifs, à la lim­ite de la ville pour la dis­cré­tion, je fais mon pro­gramme de sport (équili­bre, vitesse, force) puis nous déje­unons chez Escartin, sept plats et deux rouges du cru, le Bal­tazar Gracián (dont je dois être l’un des rares en ville à avoir lu l’œu­vre) et le Lan­ga (dont la cave trône en haut d’une mon­tée roulée sur le vélo de voy­age par quar­ante-deux degrés).

Croyance

La croy­ance est une immense col­lab­o­ra­tion en vue de faire exis­ter ce que l’on croit.

Alto de Lodares

Le truc c’est de chercher la sta­tion-ser­vice la moins vis­i­ble, la mieux nichée, la plus intime. La dif­férence sur le plein per­met d’é­conomiser l’équiv­a­lent d’un menu ou d’une tournée d’apéri­tif. Dis comme ça, la chose à l’air sim­ple, mais il faut garder l’œil ouvert sur des cen­taines de kilo­mètres et analyser les pan­neaux per­chés au fond des paysages. A Lodares, j’en trou­ve un der­rière un petite cordil­lère. Edi­fice de tôle blanche dressé sur un ter­rain vague. Des semi-remorques à la manœu­vre. Dans la cab­ine, une femme pom­p­iste. Elle met ses gants, ouvre mon réser­voir, fait couler le diesel. Le pied sur mon pneu Cli­mate Cross elle demande:

-Sont vrais ces Michelin?

-Vrais? Oui bien sûr! Parce qu’il y en a des faux?

-Et com­ment M’sieur, y’a des faux en tout, les vôtres ils doivent coûter dans les 100 balles pièce eh bien on peut en trou­ver pour huit balles, de la copie chinoise.

A ce moment-là, un routi­er descend de son camion, il lance à la pompiste:

-Hé María, où as tu mis ton mari?

-Il y a longtemps que je l’ai envoyé promen­er! Non mais!

Elle se remet à taper du pied sur mon pneu:

-C’est comme pour les goss­es, on en fait trois ou qua­tre, ou même cinq, et il y en a tou­jours un qui est une copie des autres et celui-là, il marche moins bien, il a pas de qual­ité, on peut rien en faire.

Puis elle se lance en dialecte dans un dis­cours sur les ver­tus des vrais enfants et des faux adultes qui me fait rire aux larmes bien que n’y com­prenne goutte. 

2025

Après l’équili­bre et la per­fec­tion, la déca­dence et la folie col­lec­tive. Toute sta­bil­ité per­due, les corps divaguent, la pen­sée déraisonne.

Cîteaux

Prom­e­nade dans les bâti­ments mas­sifs du monastère de San­ta María de Huer­ta. La pierre est jaune, la pierre s’élève au ciel. Au ciel sif­flent les hiron­delles. Le père qui nous reçoit con­seil un ordre de vis­ite: dor­toir, réfec­toire, cloître, jardin, église. Le dor­toir était col­lec­tif, les Cis­ter­ciens couchés à même le sol, le réfec­toire est d’une taille con­sid­érable, on devait y brûler des troncs, y don­ner des lec­tures inter­minables. L’his­toire nous dit que depuis sa fon­da­tion au début du douz­ième, en rai­son de l’in­fer­til­ité des ter­res, le monastère a été déplacé trois fois. Aujour­d’hui il s’élève dans un val­lée troglodyte et blonde comme le sable, la sen­sa­tion est celle de l’é­ter­nité et de la durée. Hormis les oiseaux, rien ne bouge. Sous le soleil, face au narthex et au cimetière, une rangée de maisons paysannes aux façades tra­pues comme on en trou­ve sou­vent (pour pro­tec­tion) à l’abord des monastères. Toutes inoc­cupées sauf une. Le pro­prié­taire, un vieil­lard, est assis sur une ruine. Der­rière la fenêtre étroite de sa mai­son tra­vaille un ouvri­er. Le vieil­lard attend que le tra­vail finisse, il n’y a pas assez de place pour deux per­son­nes dans la maison. 

Dématérialisation

Le désert comme lieu de con­trainte du corps et d’ex­pan­sion de l’esprit.

Suite

Le renon­ce­ment aux miroirs où l’on ver­rait sa fig­ure réelle.

Haute-Castille

Efface­ment de l’his­toire. Les bars aux comp­toirs de mar­bre, aux sols de sci­ure où réson­nait la var­iété fla­men­co aujour­d’hui tenus par des Colom­bi­ens ou des Roumains. Aux champs des Magrébins, aux chantiers des Africains. Le paysage change, la musique change, la pop­u­la­tion change. Les Espag­nols anciens se réjouis­sent d’une petite Mer­cedes et regar­dent tra­vailler les autres; les Espag­nols nou­veaux man­gent des chips devant la télévi­sion. Ils ont trente et trente-cinq et quar­ante ans, ils se plaig­nent de ne pou­voir faire de famille. Eux aus­si regar­dent tra­vailler les autres. Les plus dégour­dis embrassent de grandes car­rières uni­ver­si­taires alors qu’ils savent à peine écrire puis ren­for­cent l’im­mense Etat dans l’E­tat que représente la fonc­tion publique, là-bas à Madrid et partout où l’E­tat mande un délégué de Madrid. Cepen­dant le grand-père meurt, son fils hérite de la Mer­cedes. Puis celui-ci prend sa retraite et le com­merce (quin­cail­lerie, boulan­gerie, boucherie, cor­don­ner­ie) ferme, que per­son­ne ne reprend pas même un Roumain ou un Colom­bi­en faute de savoir.