Sur la place d’Agrabuey, devant les anciennes écoles, autour de la fontaine à la pancarte “eau non traitée”. Il va être minuit et personne ne sait si, après deux jours de discussion, il a été possible de reprogrammer la cloche municipale pour qu’elle sonne exceptionnellement en dehors de l’horaire 8h00-22h00. Jésus dont la maison est là ouvre les portières de sa voiture et monte le volume de la radio. Nous sommes maintenant en direct de la Place majeure de Madrid. Gal et moi avons chacun apporté notre grappe de raisin. Voyant qu’il s’agit une grappe et non de douze grains séparés Patricia me l’arrache des mains, la jette et me donne douze grains. Or, c’est précisément parce que je suis peu enclin à avaler douze grains de raisin au rythme des douze coups de cloche que j’avais choisi la grappe. Le rite c’est bien, ne pas s’étouffer c’est mieux. La cloche sonne un premier coup. A la radio — au village rien. Au troisième grain, je jette un oeil alentour et met les autres grains dans la poche. Au dernier coup de cloche tous les voisins s’embrassent. Alors des hommes demi-nus coiffés de toques de fourrure, des touristes d’un week-end, paraissent sur la place et entament une danse.
Espagne
Misère mercantile des Espagnols. J’ai voulu acheter une planche de surf. Le propriétaire n’a pas réussi à me la vendre. Voulu engager un jeune couple pour poser pour les photographies de mon manuel d’autodéfense. Le couple est ravi. Il s’engage mais ne sait pas si… Ni quand ni comment… Et abandonne. Lorsque je fais réparer mes vélos au magasin de vélo local, je dois acheter les pièces et les apporter aux réparateurs puis indiquer les solutions de montage. Puis rappeler pour demander s’ils ont fini. Puis me rendre sur place où je constate qu’ils n’ont pas commencé. Un livreur annonce avoir un colis à mon nom. C’est un professionnel. Employé d’une grande entreprise: il demande si je peux venir chercher le colis. Des exemples, j’en ai à ne plus finir. Dans ce pays, le travail est difficile, voire impossible. Pourtant il faut bien que travail il y ait puisque plus de la moitié de ceux qui travaillent sont des employés directs ou indirects de l’Etat. Mais ce régime de misère mercantile explique l’autre réussite: l’Espagne pays de vacances. Peu de rythme, peu d’exigence, peu de conflits, beaucoup de peu. Résultat: septante millions de visiteurs cette année.
Hugo
Le paysan lorsqu’il passe dans la rue frappe le pavé d’un bâton de bois. Il se signale et averti, quand nous sommes seuls au village, quand nous sommes longtemps seuls, je sors, je salue; il est rassuré, je suis rassuré et il poursuit son chemin, va au potager, va à la rivière. Désormais il tape aussi son bâton pour marquer ce qu’il dit, plus exactement pour attirer l’attention des interlocuteurs pendant une conversation, pour signaler si tous parlent à la fois que c’est lui qu’il faut écouter. Victor Hugo lorsqu’il présidait la tablée familiale, raconte Calaferte, et que la conversation se détournait de lui tapait de la fourchette contre son verre à vin pour ramener l’attention sur lui.
Essais
Denis de Rougemont à New-York constate qu’il a tant méditer son sujet qu’il ne sait comment aborder l’écriture de son essai La part du diable (dans le Journal). Il ouvre un cahier et pose une première phrase. Il écrit avec acharnement sans consulter ses notes, sans se tenir à un plan, et le plan apparaît et le livre prend forme. Cette anecdote me revient car après deux ans (avec intermittences) à faire des lectures pour enrichir mes moyens d’aborder la question Gouvernance et gaming, je lis (et abandonne) cette semaine l’essai de Katherine Hayles, “How did we become posthuman”, pour y distinguer aussitôt (raison de mon renoncement) un livre qui se donne pour argumentatif, construit et conséquent alors qu’il n’est, de fait, qu’une vaste mise en rapport d’idées glanées à des sources extérieures et souvent sans rapport. Problème — il va de soi — qui se pose à tout auteur d’essai, le propre de l’essai étant de reprendre ce qui a été dit pour informer une thèse neuve. Mais si La part du diable ne se cache pas d’être un essai littéraire, comme d’ailleurs toute l’oeuvre de De Rougemont (sauf les textes d’écologie politique), il y a une forme de malhonnêteté et donc de rupture du contrat moral passé avec le lecteur dans le fait de présenter pour argumentatif (au sens strict) un essai qui n’est qu’une collection de sources. Compiler et mettre en rapport n’est pas raisonner et construire. Ce n’est ni mieux ni moins bien, c’est autre chose. A moins que ce soit une affaire de degré. Les essais de Sloterdijk permettent d’envisager cette question par l’exemple, eux qui mêlent argumentaire informé et spéculation littéraire.
Ara
A Piedralma même difficulté qu’à Agrabuey. L’orage a drossé des tonnes de caillasse. Arrêtées par l’ouvrage rudimentaire qui fait pont, elles ont bloqué les tubes d’évacuation de l’eau. Quel que soit le débit, l’eau pour franchir l’obstacle maintenant l’eau glisse sur lui. Hier je me rends sur le terrain. Au dernier moment, j’oublie mes bottes. Crainte de m’embourber, je laisse le van sur la route et emprunte le chemin de terre à pied. Enfoncé par les sangliers, détrempé, il patine. Voici le pont. De l’autre côté, au bout d’un chemin montant, le terrain de Piedralma. L’eau de l’Ara est bleue couleur glace. On pourrait s’y baigner puisque, selon la méthode finlandaise, baigner c’est entrer et sortir, mais pour ce qui est de traverser pieds nus, c’est une autre affaire: le temps de la traversée est imposé il n’est pas mesuré. Je m’engage. Trois mètres. Je m’enfonce. Cinq, huit. De l’eau jusqu’à mi-cuisses, je dois ralentir. Le courant pousse mais il y a autre chose: un tapis d’algues. Une chevelure frétille sur le fond de mortier. Je vais finir par avoir mon bain. Prenant pied sur l’autre berge, je crie de douleur. Marcher sur le feu doit procurer la même sensation. Comment fait Evola? Je le trouve près de sa caravane une perceuse à la main. Il troue les montants de la balançoire de ferraille qu’a laissée l’ancien propriétaire, il installe des profils d’aluminium. Ces profils soutiendront des bâches qui elles-mêmes protègeront des intempéries la réserve de bois. Et la rivière? “Oui, j’ai vu…”. Evola pense à laisser sa voiture sur l’autre berge. Il attend le recul des eaux pour l’y conduire. Le navigateur anglais qui acheté le moulin en bas de la vallée lui a prêté des bottes de pêcheur, mais remarque Evola “même avec le pantalon caoutchouc c’est difficile”.
Peinture
D’une toile d’un petit maître dans le style romantique accrochée à la paroi de mon salon et qui appartenait à Monpère (elle montre un torrent qui creuse le ciel, la forêt et le roc), je dis: “ce serait mieux sans cet oiseau planant”. Monpère se tourne vers sa femme: “Tu te souviens si c’est moi qui l’ai rajouté?”.
Noël 2
Vaches et moutons sur les hauts pacages, les cloches tintinnabulent, l’air est vaporeux et le soleil tiède. Une veillée de Noël. Les pluies qui pendant des jours ont ramassé les cailloux des montagnes pour les rouler dans le lit de la rivière se sont arrêtées. Au village l’ambiance coutumière, faite de silence à peine traversé d’éclats de voix et du bruit des bêtes, a repris. Le monde est aux portes. Les portes tiennent.
Importation
Le gouvernement a déposé dans la ville voisine deux cents Noirs prélevés sur les stocks de Tenerife. Cette ville est petite. Cette ville a une population restreinte. Cette ville a une activité poussive. Et peu de moyens. Les noirs sont visibles de tous. Le gouvernement fait un test. “Pour l’instant, ils jouent au football”, nous dit la presse locale. Et le maire sourit pour la photo, et le feuille de chou circule. Ces Noirs — jeunes, forts, analphabètes, en pyjama et baskets — sont des armes biologiques. Lorsque la population bafouée et appauvrie se dressera contre le gouvernement, les Noirs défendront le gouvernement qui est son moyen de survie.
Noël
Monpère et sa femme arrivent d’Andalousie. Je les prends au train de Saragosse. Bâtie à coups de millions volés, la gare est l’objet le plus absurde à la ronde. Vaste, haute, trop haute, posée sur le rail Madrid-Barcelone, coiffant un terrain cabossé, sa taille est celle d’un stade. Monpère la trouve “très bien”. Au loin, sur un terrain vague, le Pôle technologique, cube de verre sorti d’un programme informatique. Au premier étage, le Fablab où j’ai construit en avril le prototype de ma nouvelle entreprise. Jetant un regard sur ce site qui exhibe les vestiges de l’Exposition universelle, il me vient à l’esprit que des mains des héritiers de Borobudur ou de Montalbán ne pouvaient sortir que des pâtés de sables bouddhiques ou des pyramides précolombiennes — l’inverse étant immédiatement vérifié ici, où les modèles sont ceux de la Brève histoire de l’architecture contemporaine. En voiture, nous gagnons la zone industrielle de Castejón de Valdejasa. Au bout d’une rue numérotée un service à la pompe pour camionneurs vend à des prix hors-concurrence le diesel. Il y a aussi un restaurant pour ouvriers. La cuisine espagnole étant paysanne et ouvrière plutôt que monarchique, c’est dans ces restaurants-cantines que l’on obtient le meilleur. Lapin, tripes, soupe de crustacés et vin du tonneau, et le flan maison; certain plats laissent à redire mais là Monpère trouve “excellent”. Puis Gala, Cara et Monpère somnolent — je roule. C’est alors ma partie préférée: les déserts gris et rouges du sud de Huesca. Ils finissent contre le mur des Pré-Pyrénées. Là, nous gravissons le large col qui ouvre sur le haut-Aragón. En fin d’après-midi nous sommes rendus. Ma maison est une maison de poupée, nous avons donc loué un “rural” pour accommoder Monpère et sa femme. Rendez-vous est pris pour l’apéritif du soir: le feu ronfle derrière le sapin.