Grosse

-Chéri, la bête est grosse !

-Où ?

-Là, c’est ter­ri­ble, ça doit être un moustique !

KM

Entraîne­ment de Krav Maga dans le quarti­er de la Maguale­ta. Tous les amis sont là. Embras­sades. Une joie ! Et Vic­tor, plus inqui­et qu’il ne veut : « tu t’es entraîné ? ».

Platter

« Le soir, j’ai fait sou­vent cinq ou six voy­ages pour porter à mes bac­cha­nts, qui demeu­raient à l’école, le fruit de ma quête du jour. Les gens me don­naient l’aumône volon­tiers, parce que j’étais petit et Suisse : en effet, les Suiss­es étaient très aimés et la nou­velle des pertes qu’ils venaient d’éprouver à la grande bataille de Milan avait excité la com­pas­sion générale. Le peu­ple dis­ait : « Les Suiss­es ont per­du leur meilleur pater nos­ter », vu qu’auparavant ils pas­saient pour invincibles. »

Thomas Plat­ter, Ma vie.

Rincon

La plage est sous la pluie. C’est rare. Je décharge nos car­tons, valis­es, vestes, ordi­na­teurs, gare la voiture à un kilo­mètre, dans les hauts du vil­lage, car le nou­v­el apparte­ment est en plein cen­tre, devant la Plaza May­or, l’immeuble donne sur l’arrêt de bus. Il est humide. A croire qu’il pleut dedans. Je me penche par la fenêtre. Très peu d’Andalous. Les ter­rass­es sont en place, inondées. Les pié­tons rasent les murs. Nous nous met­tons au lit. La chaleur du corps con­dense l’humidité. Nous sommes dans l’eau. Le matin, grands cernes. Gala est défaite. Même la crème n’y suf­fit pas. Et il pleut.

Essai sur le posthumanisme – dernier.

Pénible­ment cor­rigé sept pages en trois jours. J’y pense, j’y pense encore, pars pour l’entraînement, oublie. Au milieu de la nuit, je me réveille, j’allume, je me mets à tra­vailler. A l’aube, je me recouche. A dix heures, je con­tin­ue les cor­rec­tions, avale des pâtes, y retourne. Pen­dant deux jours. Soudain, c’est fini. Jésus branche la clef qui con­tient le man­u­scrit, imprime, j’emballe, achète une enveloppe chez Sing, donne à la poste, ren­tre et dors. Dix heures, encore dix, puis onze.

Guadalajara 2

L’hôtel s’élève sur le côté gauche de l’autoroute A2 ; en face, la ville. Pour y accéder, une passerelle d’architecte dont la cour­bu­re évoque l’aile d’un Boe­ing. Nous traversons.

-Pre­mier bar, fais-je. 

Mais la mar­que de la bière, le sor­dide du local, l’absence de tapas ; nous pas­sons un bar, un autre, emprun­tons une rue, revenons sur l’avenue, descen­dons (Guadala­jara est en pente). Gala demande. Pour moi, un cal­vaire. Les Espag­nols aiment ren­seign­er, Gala par­ler. Cela dure, je me dan­dine, j’attends. Pes­simiste, je le suis. Mais on pour­rait aus­si dire qu’il s’agit d’un cal­cul : je sais que les Espag­nols ne savent pas. Ou plutôt, qu’ils ne savent que les prox­im­ités. Vous êtes devant un bar. Vous avez décidé qu’il ne con­vient pas. Ils vous diront : « ce bar est le meilleur qui existe ». Pour cause, ils habitent dans le même immeu­ble. C’est leur bar. Le meilleur. Bref, nous mar­chons. Nous descen­dons. Après six cents kilo­mètres de route à tra­vers l’Aragon et la Castille, je mérite une bière, mais Gala n’a pas tort : l’ambiance est mis­érable, obscure, humide. A force, nous voici sur la rue com­merçante, celle que la munic­i­pal­ité arrose à hau­teur du pre­mier étage en péri­ode de chaleur. Et qu’y trou­ve-t-on ? De splen­dides devan­tures en bois des années 1950 au fond desquelles nichent des Chi­nois camelots (ils s’éclairent à l’ampoule 40 watt, comme dans la junge indonési­enne), des bou­tiques d’habits pour grand-pères fran­quistes (pulls en pointe, chemis­es rayées, bou­tons de manchettes et pan­talons de flanelle) et des kiosques de la loterie à numéros. Un bar aus­si. Au ser­vice, des Chiliens. Gen­tils. Esclavagisés.

-Non, je ne peux pas.

Me répond l’homme quand je lui demande me vers­er de la bière dans une verre à cidre. Ce qui veut dire qu’il s’agit d’un étab­lisse­ment fran­chisé. Le bar comme les Chiliens relèvent de la multi­na­tionale. Car il faut savoir, en Espagne, le con­tenu entre­tient avec le con­tenant un rap­port des plus libres. Vous préférez votre vin dans une tasse à café ? Nul ne vous le reprochera. Le chilien confirme :

-Nous sommes un bistrot de chaîne.

Par ailleurs agréable et aux prix mod­iques, pas à se plain­dre, mais l’ambiance est légère­ment mal­hon­nête ; con­cep­tu­al­isée dans un bureau. Nous retournons dans la rue. Cette fois, il n’y a plus rien. Le mag­nifique hôtel à la façade ornée de con­ques (déjà vis­ité), la cathé­drale, le parc, plongé dans le noir, puis le traf­ic, de plus en plus dense. 

-Une heure et demie que nous mar­chons, dit Gala. Tu crois que c’est possible ?

Com­ment savoir ? J’ai vingt-huit Casio et Gala n’en aime qu’une. Elle me l’a mise au bras alors que nous quit­tions la montagne.

-Pas celle-là, objec­té-je, la pile est plate !

-Les autres sont ridicules !

Donc je n’ai pas l’heure. Et Gala se met en tête de deman­der. J’ai dit ce que j’en pen­sais. Mir­a­cle, ce que nous cher­chons existe. Dans l’obscurité, nous trou­vons un taxi. Tous feux éteints, il attend devant la gare routière, elle-même éteinte. Nous remon­tons la ville et man­geons à l’hôtel.

Guadalajara

L’Espagne du Nord au Sud. A mi-chemin. Hôtel d’étape à Guadala­jara, ville des Faubourgs de Madrid. Par hasard, la récep­tion­niste nous attribue la même cham­bre qu’il y a huit ans. Le choix pour­tant ne manque pas, l’établissement compte deux cents cham­bres. Je tire les rideaux. Devant nous, en pente douce, des prés semés de gira­toires, d’ossatures d’immeubles, de hangars à camion. Ils s‘étendent vers la Manche. L’été où nous avons fait halte dans cette cham­bre, il fai­sait quar­ante degrés. Des pul­vérisa­teurs d’eau arro­saient en rythme les rues com­merçantes. Un luxe tout munic­i­pal. Pour le reste, le pays bradait ses immeubles, les ban­ques étaient en fail­lite, les gens souf­fraient. C’était au plus fort de la crise. De la ter­rasse, je con­sid­ère le paysage. La nuit tombe. 

-Tu te sou­viens, fais-je à Gala, comme ce soir nous fix­ions le noir et soudain une ville entière de réver­bères fraîche­ment piqués s’est allumée. 

Les années, suiv­antes, lorsque je pas­sais seul, je véri­fi­ais ; ils étaient là, déposant leur halos orange sur un labyrinthe de bitume. Deux mille, trois milles habi­tants étaient atten­dus. Jamais le chantier ne démarra. 

-Ils ont rasé les réver­bères, dis-je à Gala.

Expérience genevoise 3

Dans un bar, rue Prévost-Mar­tin, en vit­rine, ain­si le veut la nou­velle mode, vous êtes exposé. Dés­espéré, je com­mande une canette. Une autre. Défi­lent toute l’arche de Noé. Des espèces, des var­iétés, des couleurs, toutes sol­ubles dans le cap­i­tal­isme, mieux qu’un pro­gramme de l’O.N.U. D’où une troisième canette: pour oubli­er. Et soudain s’in­stal­lent juste der­rière mon dos, en ter­rasse, trois skin­heads. Habille­ment canal his­torique. Jeans javel­lisées, bottes rouges , têtes ras­es, polos. Mon moral remonte en flèche. Je sors. Je me réjouis de savoir com­ment ils se débrouil­lent. Après m’être présen­té, je demande si je peux m’asseoir. Ce faisant, je leur glisse, afin de les ras­sur­er, “j’ai quelques con­tacts chez Résis­tance helvé­tique”. Ils sur­saut­ent, mon­trent le poing, men­a­cent:
-Fous le camp ou on cogne! Nous sommes des redskins!

Expérience genevoise 2

A la Tro­cante, cette librairie d’an­ciens au choix for­mi­da­ble. A la caisse, le pro­prié­taire Baronne. Autre­fois jeune con, aujour­d’hui vieux con. Je me fau­file entre les tas de livres, les paque­ts de livres et les livres, cherche, ne trou­ve pas, prend ce que je peux, en viens à ma demande.
-Avez-vous quelque chose sur la philoso­phie des réseaux?
Recro­quevil­lé der­rière un pile de livres, plus aigri qu’un cor­ni­chon:
-Sur quoi? C’est quoi?
J’ex­plique en deux mots.
-C’est pas intéres­sant.
-Dom­mage.
-Non.

Expérience genevoise

Dans le bâti­ment de la nou­velle uni­ver­sité, rue Carl-Vogt, au milieu des ces jeunes mag­nifiques, femmes aux longs cheveux, gars solides, qui tous font plaisir à voir et j’imag­ine, ne deman­dent qu’à s’aimer et à s’en­trelac­er, à boire et rire, et jouir. Et que voit-on au sol? De gros auto­col­lants ronds qui inci­tent à se méfi­er les uns des autres. Mes­sages idiots, délétères: “il m’a mis la main aux fess­es”, “tu n’es pas obligé de sup­port­er tous les regards”, “depuis que j’en par­le, ça va mieux”