Attente-immobilité

Le sen­ti­ment que ne rien faire est pos­si­ble­ment la plus por­teuse des expéri­ences. Soi-même immo­bile, les autres en mou­ve­ment. Cet après-midi, j’ai atten­du Luv devant un mag­a­sin d’habits de la 34ème rue pen­dant une heure un quart — ce qui m’a paru plus intéres­sant que bien des activ­ités de divertissement.

Wall street

Tem­pête de neige sur New-York. Col relevé, bon­net sur le front et capuche rabattue nous mar­chons comme tant d’autres dans les rues som­bres du quarti­er des Finances. Un Japon­ais se met au garde à vous devant le bâti­ment du Stock exchange. Il vocif­ère. La police observe. Plus loin, un cheval souf­fle de l’air par les nar­ines. A l’en­seigne des fast-foods, dans des halles dés­in­car­nées munies de machines à bois­son, machines à nour­ri­t­ure et dis­trib­u­teurs d’ar­gent, des clients de tous les âges pian­otent sur leurs ordi­na­teurs. Alignés, en vit­rine, ils ne s’in­ter­rompent que pour sirot­er des gob­elets de car­ton. Nous descen­dons par un escalier roulant sous le One build­ing (celui qui rem­place les tours jumelles) et déam­bu­lons à tra­vers cette archi­tec­ture blanche, mon­u­men­tale, lumineuse, ovale, inspirée par l’in­térieur du corps d’une baleine. A la sur­face, dres­sant ses os dans le ciel neigeux, le squelette. Les multi­na­tionales tien­nent bou­tique dans ce ven­tre de mar­bre, servies par des lati­nos en uni­formes. Seuls point noirs dans le dis­posi­tif, les pas­sagers qui émer­gent du métro et les mil­i­taires mitrail­lettes au poing. Aucun badaud. Tout ce qui vit est en mou­ve­ment. Plus bas dans Man­hat­tan, Bat­tery Park. Au large, sur son île entourée d’eau couleur plomb la stat­ue. Un fer­ry de touristes frig­ori­fiés se détache de l’an­cien bâti­ment des douanes par lequel, dit la plaque, “entre 1915 et 1950 arrivèrent huit mil­lions d’émigrés”.

Atterrissage

Aéro­port de Newark dans le New-Jer­sey. A l’ar­rivée du vol de la Unit­ed Arlines, attente pénible dans les couloirs en labyrinthe. A bord des cab­ines, deux douaniers fil­trent les vis­i­teurs. Nous sommes  cent cinquante à piétin­er sous un écran énumérant la liste des inter­dits, de l’im­por­ta­tion de l’iguane équa­to­r­i­al au virus con­go­lais de l’E­bo­la en pas­sant par la cig­a­rette élec­tron­ique et la terre sous les semelles de chaus­sures. Au bout d’une heure de patience, un ordre don­né par un supérieur remo­bilise les pio­ns chargés du traf­ic, des femmes noires à la chevelure tressée (un côté) et rase (l’autre côté). Elles libèrent vingt touristes et les dirige vers des bornes à écran qui ser­vent de douaniers élec­triques. Cha­cun tire son visa, son passe­port, pose, scanne, tourne et retourne avant de con­stater que rien ne fonc­tionne. Les pio­ns con­fir­ment: “marche pas!” Tout le monde reprend la file. A la sep­tan­tième minute, vient notre tour. Le fonc­tion­naire exam­ine nos passe­ports quand son com­biné sonne. Il par­le. Longue con­ver­sa­tion. Rac­croche enfin pour dire:
-Le chef, désolé! Il m’an­nonçait la venue demain matin de votre pre­mier min­istre. Je dois le récupér­er à l’avion.

Midtown

Des années 1980, et de la décen­nie suiv­ante, la folie est éteinte. Le sang est froid. A la volon­té a suc­cédé la sur­volon­té. Dans Man­hat­tan, les pié­tons filent droit, le gob­elet en main, par­lant dans les oreil­lettes. J’imag­ine le but: il recule.

Verre

Retrou­vé Luv à la cafétéria du Mar­riott d’Argüelles, le quarti­er de Madrid où je pas­sais enfant mes mer­cre­dis après-midi (nous n’avions pas école) à explor­er les rues avec les cama­rades, venant en bus du vil­lage d’Ar­ava­ca désor­mais noyé dans la ville et, me dit Mon­frère, tenu par les émi­grés domini­cains. Après une balade ma valise sur le dos, ma fille et moi buvons de la bière sur une ter­rasse. J’hésite car je ne recon­nais pas le serveur. Si, c’est bien ce bar que nous avions l’habi­tude de fréquenter en mat­inée avec Mon­frère (la dernière fois, il y a trois ans). A peine ai-je com­mandé, le patron sort la main ten­due :
- De la bière dans un verre de cidre! Je le savais! C’é­tait toi ou ton frère!

Train

Jubi­la­tion d’être au milieu d’un paysage qui défile. Des déserts, du rocher rouge, le ciel, lancés à très grande vitesse, le comp­teur du wag­on affiche 360 km/h.

Pluie jaune

Dans le train rapi­de, la pas­sagère qui se lève pour me faire pass­er. Je m’as­sois. Avant qu’elle ne se plonge dans la lec­ture (pour lui par­ler plutôt que pour par­ler du livre):
- La pluie jaune!
- Vous con­nais­sez?
- Je crois. L’his­toire d’un vil­lage aban­don­né? De son dernier habi­tant? Mais je n’ai pas lu.
- Ah!
- Il y a vingt ans, il en a beau­coup été ques­tion… autour de moi… ça se passe dans la région n’est-ce pas?
Ces points de sus­pen­sion car je cherche ma pen­sée et par­le selon les images, pour celles qui me revi­en­nent.
- Dans le val de Tena. Un texte poé­tique. Je le lis pour la qua­trième fois. Tenez, lisez la pre­mière page!
Je lis. Quelques phras­es, je tombe sur le nom Sobre­puer­to.
- Tiens! Je me suis garé sous ce pan­neau hier, j’al­lais faire de la peau de phoque. Mais je ne suis pas allé jusqu’au vil­lage.
- Moi non plus, j’aimerais, un jour.
Elle reprend le livre, se tait, je ne la dérange plus. M’ap­pa­raît alors ceci: il y a vingt ans, emmené par un pro­fesseur de Genève, avec d’autres étu­di­ants, nous sommes allés dans ce vil­lage, nous avons marché dans les rues en ruines, nous avons tra­ver­sé l’église effon­drée, au pied d’un bal­con le pro­fesseur a appelé et un vieil­lard est sor­ti, le dernier habi­tant du lieu, le per­son­nage du roman La pluie jaune (La llu­via amarilla).

Lizana

Huesca, hôtel Lizana. Cham­bre mod­este au-dessus du Coso supérieur. Il fait chaud, je m’endors. Je rêve que je suis à l’hôtel Lizana, dans une cham­bre mod­este, chaude et agréable, avec son bureau de con­tre­plaqué, et der­rière le rideau, en pro­lon­ga­tion, le bal­con, quand soudain, le voisin est là, der­rière la vit­re, qui m’espionne. Je me pré­cip­ite. Qu’il s’en aille ! Il lorgne vers le lit. Avec Gala, nous faisons l’amour. Lui regarde. Je me pré­cip­ite, une fois encore le chas­se. Il revient. Je pousse Gala dans la salle de bains. Quand je reviens vers le lit, plusieurs per­son­nes. Elles sont assis­es, elles dis­cu­tent. Je veux les faire par­tir, je me ravise : par­mi elles, le pro­prié­taire du Lizana, si je le vide de la cham­bre, il m’obligera à quit­ter l’hôtel.

Corrida

Hier je plaisan­tais. Je ne plaisante plus. A dix heures, j’ai ren­dez-vous avec mon voisin à Pan­ti­cosa, la sta­tion de neige du val d’Ainsa. Nous rejoint peu après le cou­ple avec qui nous avons fait la sor­tie de ce lun­di. Les amis pren­nent un café, jugent de l’état du ter­rain, nous nous élançons. Trente min­utes de marche sur un sen­tier de cail­loux avec nos chaus­sures de robots, les lattes tenues sur le sac à dos. Plein d’énergie (mal­gré une nuit de deux heures), je vais d’un bon pas. A la sor­tie de la forêt, nous chaus­sons sur une neige dure et pati­nons con­tre la pente. Quand les prés raidis­sent, nous mon­tons en zig-zag, tour­nant sur place au bout de chaque tra­ver­sée. Ciel pro­fond et cimes blanch­es, moraines et roches pointues, le spec­ta­cle est grandiose. Puis vient la fatigue. Alec ouvre la voie avec son chien. Le cou­ple suit. Je me cram­ponne. Deux heures passent. Pre­mière pause. On me demande “com­ment ça va?”. Il faut croire que je ras­sure, car mon voisin bâton levé indique la des­ti­na­tion. Elle se détache dans les hau­teurs. C’est un petit som­met rond et crémeux à la forme de meringue. A vue d’œil, impos­si­ble de juger la dis­tance. Ce que Alec en dit m’inquiète : « nous sommes à peu près à la moitié ». Bref, nous repar­tons. Cette fois, il faut chang­er de direc­tion avec soin, sans per­dre l’équilibre. Un erreur et la pente vous roulerait trois cent mètres plus bas. Et quelle pente! Une heure s’écoule, une autre. Tous les vingt mètres, je repose sur les bâtons, souf­fle et fixe le but. On ne le voit pas. Je repars. M’arrête. Ne fixe plus que mes skis, leur mou­ve­ment, m’arrête encore et souf­fle. Alec monte tou­jours. Un clas­sique : on ne voy­ait pas le som­met, pour cause: il est plus haut, bien plus haut! Il faut mon­ter. Je songe à aban­don­ner. Ou plutôt, je ne vois pas com­ment je ferais pour con­tin­uer. En con­tre­bas, minus­cule, le cou­ple. Mais il gagne du ter­rain. Car désor­mais, tous les dix mètres, je campe sur mes skis, et red­oute le moment de repren­dre l’as­cen­sion. Jamais je n’ai aban­don­né. « Rien-jamais », me dis-je. Et de me raison­ner : cette fois, ce n’est pas pos­si­ble. Quand j’atteins le som­met, c’est sans un mot, impos­si­ble, trop fati­gant. Si pour­tant, je prononce : « affreux ! ». Alec me répond: « La descente va être superbe ! » Il ajoute : « j’aurai dû pren­dre de l’eau ! Je peux te piquer une goutte ? ». La descente ? Par­lons-en ! A mon habi­tude j’engage la piste de face. Alors je con­state que je n’ai plus de jambes. Du coton. « Oui, se moque Alec, c’est le prob­lème de la peau de phoque!». Et il tombe, dis­paraît dans un goulet. Le cou­ple s’engage. Il tombe. Moi qui ne tombe jamais, pre­mier virage, je tombe. Car nous skions sur une sorte de tourte glacée. Sur­face craquante, intérieur mou. Dont émer­gent les pier­res. Longue descente, une épreuve! A la fin, il faut charg­er les skis et marcher, encore marcher. Arrivé à la riv­ière, au fond de la gorge, je tends mon bidon pour le faire rem­plir: épuisé, je n’ai pas la force d’y aller moi-même (c’est à trois mètres).  A ‘approche de la sta­tion, je marche comme un alcoolique ou un explo­rateur lunaire, le torse en avant, posant mes chaus­sures au hasard, rumi­nant ma fatigue. Et enfin, après ces mil deux cent mètres de mon­tée, six heures de course, voici une chaise en ter­rasse, une chaise de café! Je m’y laisse choir, assoif­fé, inca­pable d’entrer dans le bar pour pass­er com­mande. Ce qu’Alec, preste­ment changé, de retour, fait pour moi.

Lieu

Quand ce qui a lieu a‑t-il lieu ? Dans l’acte n’apparaissent que des aspects du réel. Au moment du pro­jet, la représen­ta­tion sem­ble com­plète, mais c’est au sens strict une illu­sion, une série d’images de fab­rique. Après coup, l’événement est saisi dans son entier, mais par recon­sti­tu­tion, il y entre donc de la fic­tion. J’y pen­sais à pro­pos de mon prochain voy­age à vélo. Il suit peu ou prou le même itinéraire que le précé­dent, une diag­o­nale Sud-Nord-est à tra­vers l’Espagne, de l’Andalousie aux Pyrénées arag­o­nais­es. Me remé­morant les heures passées en selle, je voy­ais que l’activité de la con­science retient surtout l’effort (elle représente sous ce nom un ensem­ble de sen­sa­tions) et que celui-ci oblitère la rela­tion au paysage lequel ne se donne que comme une jux­ta­po­si­tion d’instantanés, sortes de clichés que le cycliste addi­tionne aléa­toire­ment en fin d’étape lorsqu’il cherche à recom­pos­er sa journée ; soit, tel vue d’un lac, ce bosquet, l’entrée d’un vil­lage, une pié­tonne, une sta­tion-ser­vice, et ain­si de suite. Songeant plus avant au voy­age que je ferai en mai, je le cher­chai, ne le trou­vant réal­isé ni avant ni pen­dant ni après, tout en con­statant avec sur­prise que le plaisir était aus­si grand à le pro­jeter, le faire ou se le remémorer.