Corrida

Hier je plaisan­tais. Je ne plaisante plus. A dix heures, j’ai ren­dez-vous avec mon voisin à Pan­ti­cosa, la sta­tion de neige du val d’Ainsa. Nous rejoint peu après le cou­ple avec qui nous avons fait la sor­tie de ce lun­di. Les amis pren­nent un café, jugent de l’état du ter­rain, nous nous élançons. Trente min­utes de marche sur un sen­tier de cail­loux avec nos chaus­sures de robots, les lattes tenues sur le sac à dos. Plein d’énergie (mal­gré une nuit de deux heures), je vais d’un bon pas. A la sor­tie de la forêt, nous chaus­sons sur une neige dure et pati­nons con­tre la pente. Quand les prés raidis­sent, nous mon­tons en zig-zag, tour­nant sur place au bout de chaque tra­ver­sée. Ciel pro­fond et cimes blanch­es, moraines et roches pointues, le spec­ta­cle est grandiose. Puis vient la fatigue. Alec ouvre la voie avec son chien. Le cou­ple suit. Je me cram­ponne. Deux heures passent. Pre­mière pause. On me demande “com­ment ça va?”. Il faut croire que je ras­sure, car mon voisin bâton levé indique la des­ti­na­tion. Elle se détache dans les hau­teurs. C’est un petit som­met rond et crémeux à la forme de meringue. A vue d’œil, impos­si­ble de juger la dis­tance. Ce que Alec en dit m’inquiète : « nous sommes à peu près à la moitié ». Bref, nous repar­tons. Cette fois, il faut chang­er de direc­tion avec soin, sans per­dre l’équilibre. Un erreur et la pente vous roulerait trois cent mètres plus bas. Et quelle pente! Une heure s’écoule, une autre. Tous les vingt mètres, je repose sur les bâtons, souf­fle et fixe le but. On ne le voit pas. Je repars. M’arrête. Ne fixe plus que mes skis, leur mou­ve­ment, m’arrête encore et souf­fle. Alec monte tou­jours. Un clas­sique : on ne voy­ait pas le som­met, pour cause: il est plus haut, bien plus haut! Il faut mon­ter. Je songe à aban­don­ner. Ou plutôt, je ne vois pas com­ment je ferais pour con­tin­uer. En con­tre­bas, minus­cule, le cou­ple. Mais il gagne du ter­rain. Car désor­mais, tous les dix mètres, je campe sur mes skis, et red­oute le moment de repren­dre l’as­cen­sion. Jamais je n’ai aban­don­né. « Rien-jamais », me dis-je. Et de me raison­ner : cette fois, ce n’est pas pos­si­ble. Quand j’atteins le som­met, c’est sans un mot, impos­si­ble, trop fati­gant. Si pour­tant, je prononce : « affreux ! ». Alec me répond: « La descente va être superbe ! » Il ajoute : « j’aurai dû pren­dre de l’eau ! Je peux te piquer une goutte ? ». La descente ? Par­lons-en ! A mon habi­tude j’engage la piste de face. Alors je con­state que je n’ai plus de jambes. Du coton. « Oui, se moque Alec, c’est le prob­lème de la peau de phoque!». Et il tombe, dis­paraît dans un goulet. Le cou­ple s’engage. Il tombe. Moi qui ne tombe jamais, pre­mier virage, je tombe. Car nous skions sur une sorte de tourte glacée. Sur­face craquante, intérieur mou. Dont émer­gent les pier­res. Longue descente, une épreuve! A la fin, il faut charg­er les skis et marcher, encore marcher. Arrivé à la riv­ière, au fond de la gorge, je tends mon bidon pour le faire rem­plir: épuisé, je n’ai pas la force d’y aller moi-même (c’est à trois mètres).  A ‘approche de la sta­tion, je marche comme un alcoolique ou un explo­rateur lunaire, le torse en avant, posant mes chaus­sures au hasard, rumi­nant ma fatigue. Et enfin, après ces mil deux cent mètres de mon­tée, six heures de course, voici une chaise en ter­rasse, une chaise de café! Je m’y laisse choir, assoif­fé, inca­pable d’entrer dans le bar pour pass­er com­mande. Ce qu’Alec, preste­ment changé, de retour, fait pour moi.