Sarine 2

Tenu six jours sans acheter un franc de nour­ri­t­ure. L’ar­gent passe dans les chopes de bière. La pluie ne cesse pas. La cham­bre est sous les toits. Je me redresse dans le lit, je vois la Route-Neuve. J’ai soix­ante télé­phones à pass­er. Des incon­nus qui gèrent des salles de fit­ness. Des incon­nus à qui il faut ven­dre notre pro­duit. Après deux ans à fab­ri­quer le Train­ing Cube, inven­ter sa méth­ode, sim­pli­fi­er l’en­seigne­ment de la défense per­son­nelle, il s’ag­it de se rem­bours­er et de faire for­tune. Par­ler au télé­phone lorsque l’on est dans la posi­tion du deman­deur est dif­fi­cile, ingrat, frus­trant. Après chaque appel, je reprends mon souf­fle. Les appelés sont inscrits dans mon tableau : homme/femme, intéressé/pas intéressé, rappeler/ne pas rap­pel­er. Toutes les demi-heures, je sors marcher. Basse-ville piran­del­li­enne. Fonc­tion­naires au tra­vail. Grand bruit. Le bruit des out­ils démon­tre l’im­por­tance du tra­vail en cours. Son util­ité. Repein­dre une bar­rière (au pis­to­let), ton­dre l’herbe ( au débrous­sailleur), bal­ay­er la pluie (à la brosse rota­tive). Et les cloches son­nent à Saint-Nico­las, et le brouil­lard, le froid, la pluie.

Sarine

Instal­lé en basse-ville de Fri­bourg, au-dessus de la Mot­ta. Vies minus­cules occupées à polir, à par­faire. Ambiance de musée mil­i­taire. Il pleut.

Lac 4

Dans la douche, j’ai des fla­cons de savon. Pour que le liq­uide s’é­coule sans atten­dre, je les dis­pose sur le bou­chon. Hier je m’a­mu­sais à déchiffr­er l’é­ti­quette de l’un de ces fla­cons retournés. Lire un mot à l’en­vers souligne le rôle de la pro­jec­tion dans l’acte de lec­ture. Il con­siste dans un va-et-vient entre l’hy­pothèse et la suite des let­tres suiv­ie d’au­tant de cor­rec­tions que néces­saire. Rien de bien savant quand il s’ag­it de l’é­ti­quette d’un fla­con de savon liq­uide. Pour­tant au bout de trois essais je n’avais pas trou­vé. Pour cause, j’achète ces pro­duits lorsque j’en ai le besoin et sou­vent je suis à l’é­tranger. Ici, je fai­sais une hypothèse en espag­nol quand l’é­ti­quette était libel­lée en alle­mand. En espag­nol “NEUE” (à l’en­vers) ne favorise pas l’in­tu­ition. N’en va-t-il pas de même pour les paysages dans lesquels s’in­scrivent les corps? L’habi­tude de pro­duire son exis­tence en rela­tion avec une nature, ses qual­ités et rythmes pro­pres, la société qui la civilise, les car­ac­tères qui s’y ren­con­trent, ajuste par hypothèse les attentes. A l’é­tranger, notre expec­ta­tive est fausse dans toute la péri­ode qui précède l’a­juste­ment. Et cette péri­ode plus ou moins longue (selon le degré d’é­trangeté de l’ob­jet) est néces­saire. Ce que Suisse désor­mais étranger à la Suisse j’e­spère trou­ver dans ce paysage de lacs tracé au cordeau, verni et bien réglé, ne s’y trou­ve pas. L’en­vi­ron­nement ici ne par­le pas ma langue. Muet, clos, il me ren­voie à mon hypothèse dont je vois qu’elle est inutile pour déchiffr­er — sauf à faciliter la cri­tique par dif­férence avec l’at­tente ou à con­damn­er à une con­tem­pla­tion du type “das ist” (et nous voici revenus à la “carte postale). 

Lac 3

Pays du cerveau et du corps. Pas de place pour l’esprit.

Lac 2

Beau comme une nature morte.

Lac

Le lac. Les lacs. La région des lacs. Tapis­sée de vigne, coupée de murets, et ses lotisse­ments, ses bourgs. A peine si l’on ose par­ler et souf­fler devant un tel équili­bre. Rai­son pour laque­lle les dames qui courent avec les chiens, les hommes qui font faire du vélo à leurs enfants, et les ado­les­cents, les munic­i­paux par­lent fort, devant eux, il faut bien, con­tre la pétri­fi­ca­tion. Luv qui demande si je peux venir la chercher sous-gare, à Neuchâ­tel, après douze heures de con­duite! Mais com­ment “chercher”? En Suisse on ne peut pas chercher: tout est fait, dit, cade­nassé, clos. Avec une voiture c’est pire: on ne peut ni rouler, ni s’ar­rêter, ni pren­dre ni dépos­er. Puis quand les voix ent­hou­si­astes des rési­dents priv­ilégiés de cette région que le monde nous envie se taisent, ne reste plus que la bande-son pro­pre au pays: marteaux-piqueurs, bal­ayettes à brosse et pousse-feuilles et tracteurs-ton­deuses, l’en­tre­tien mani­aque du paysage “carte-postale”.

Genève

Entré par une douane sec­ondaire dans la ville de Genève, ce qu’elle est dev­enue. Aplo plie ses dernières affaires. Olof­so est à la mai­son, pas revue depuis deux ans. Nous roulons sur l’au­toroute ser­rée, encom­brée, con­trainte qui longe le Léman. Le lan­gage perd en sou­p­lesse, le regard est lim­ité. Je me vois rouler dans une direc­tion quand c’est la direc­tion opposée que je voudrais pren­dre — au plus vite. Mais j’ai des côtes de bœuf du vin dans le cof­fre et il y a les enfants, et le tra­vail, après deux ans à mon­ter l’en­tre­prise il faut ven­dre. Est-ce qu’il pleut? “L’autre jour, c’é­tait mieux, dit Aplo, nous n’avons pas eu que de la pluie”. A l’in­stant, on pour­rait être n’im­porte où: au Col­orado ou dans le Yun­nan. Nous sommes devant Morges et ses entre­pôts de tra­vail, puis à Yver­don et Cor­tail­lod où nous atten­dons Luv au tram. Des Secu­ri­tas me ren­seignent : “je trou­verai de la bière au super­marché bien sûr!”. Il es vrai que j’au­rai dû for­muler la ques­tion autrement: “où est le super­marché?” A une rue, dans un bâti­ment ancien, bas, his­torique, léché, gris taupe. Au caissier africain je demande si je peux pay­er avec un bil­let de Fr. 1000.- (ce que vous dis­tribue la banque): il pense que je plaisante. Nous instal­lons le van au bord du lac de Neuchâ­tel, à Petit-Cor­tail­lod. L’herbe est un gazon, les arbres sont ver­nis, les bancs luisants. Il pleut. Il n’ar­rête pas de pleu­voir. Un Anglais réfugié tient camp­ing dans ce par­adis. Aimable, mal­ha­bile, il rédi­ge avec soin la fac­ture: “met­tez-vous où vous voulez!”. Par la fenêtre de la case qui sert de récep­tion j’indique le van. Il se penche, il approu­ve. Nos voisins, des Français tra­vailleurs pau­vres. De l’autre côté de la haie, les locaux. Ils poussent des bébés bien nour­ris dans des pous­settes de luxe. Grand plaisir de retrou­ver les enfants. Bilan des études de Luv, démé­nage­ment d’Ap­lo à Zurich, par­ents de leurs cou­ples, com­ment ils sont, ce qu’ils font, et nous cuisi­nons en gabar­dine et nous grelot­tons dans le printemps. 

Port-Lauragais

Blo­qué sur le périphérique de Toulouse. Cette vie au ralen­ti, enfer­mée dans les cock­pits, le brouil­lard de l’e­sprit, la pluie grise, l’amol­lisse­ment de la volon­té. Sort com­mun. Expéri­ence passée que je redé­cou­vre. Enfin je me dégage. Mais pren­dre la direc­tion de Mont­pel­li­er, à l’ap­proche de la nuit, ne me plaît pas. Il manque sur ce par­cours des aires d’au­toroute que j’au­rais repérées, qui seraient sûres. Pas tant qu’elles soient à crain­dre, mais le som­meil est dif­fi­cile quand les incon­nus tour­nent autour du van, les camions cir­cu­lent, les moteurs gron­dent, les voix réson­nent. Le soleil n’est pas couché, je me gare devant le bassin aux pénich­es de Port-Laura­gais. Ma place est libre. Aucun touristes. Des Litu­aniens, Roumains, Bul­gares, leurs semi-remorques. Avant la fin de la nuit, je suis au point de ren­con­tre Bon­jour, face aux machines à café. Les routiers atten­dent pour la douche, les néons éclairent les sand­wichs, les choco­lats, les livres de cartes. Bour­don­nement réguli­er, tran­sit oblig­a­toire, gestes mous, ambiance de navette spatiale. 

Livraison

Les cartes de vis­ite, les papil­lons Cube­Train­ing n’ont pas été livrés. Le van est chargé, prêt au départ — j’at­tends. Au cour­ri­er, des infor­ma­tions con­tra­dic­toires. “Votre col­is est en route”. “Votre com­mande a quit­té l’en­tre­pôt”. “Notre livreur sera chez vous ce soir”. A la fin je me décide à pren­dre la route. Pour attein­dre Genève, il faut compter douze heures de route. Là je prends Aplo et nous rejoignons Luv à Neuchâ­tel. Je démarre. Le début du col franchi, je me trou­ve devant le tun­nel des Pyrénées. Un con­voi accom­pa­g­né s’ébran­le, il est fer­mé. Lorsqu’il rou­vre, une camion­nette de livrai­son DHL me dépasse. Je n’ai pas le réflexe du Klax­on et mes cartes de vis­ite, mes papil­lons s’en­v­o­lent vers la France. 

Etape

Nous sommes arrivés au point où ces citoyens qui depuis trente pensent con­tre eux-mêmes exi­gent d’in­ter­dire la pen­sée pour n’avoir pas à se déjuger.