Au sommet, les multinationales: elles contrôlent l’économie et la connaissance; dans le postlibéralisme, c’est la même chose. Dessous, les pays de rapport: ils divertissent, relaxent, requinquent les masses, ce sont les pays du sud de l’Europe et quelques destinations ciblées sur les autres continents. En-dessous, les pays du tiers-monde, peuples esclavagisés via des pouvoirs fantoches: ils triment et souffrent, ils produisent les biens à bon compte. Enfin, sur scène, filmés en continu, les gouvernements. Ils orchestrent le spectacle démocratique et assument un rôle de contremaître.
Demain-aujourd’hui
Opinion à risque dont je prends la responsabilité: nous avons affaire à un coup d’Etat, du moins une fois défini ce qu’il convient désormais de désigner par le mot “Etat”. Soit tout autre chose que des gouvernements ou des Etats. Les gouvernements in corpore sont instrumentalisés, de l’intérieur (personnes de basse besogne) mais surtout de l’extérieur (groupes d’intérêts plus ou moins illégitimes, à commencer par les Organisations internationales) afin de relayer, au titre provisoire de solution face à une épidémie bien réelle, des discours pensés et rédigés par les “thinks-tanks”, ces composantes émérites de la planète Occident. Le test que font passer ces groupes de pression postlibéraux porte sur la capacité de résilience des peuples en situation de réduction de leur puissance de vie. Cependant que se produit ceci: la mise à terre des entreprises de l’économie locale en vue d’une postérieure prise de contrôle, après faillite donc, par les compagnies dominantes et les fonds d’investissement. Le coup d’Etat n’est ni européen ni américain, il est transnational, il porte sur les marchés, il est le fait de nihilistes, optant pour la valeur “argent” contre la valeur “humanité”. En Suisse, par opposition aux pays alentour, le pragmatisme affiché par le pouvoir fédéral dans la gestion de la crise plaide pour sa bonne foi (mais, doit-on ajouter, laisser notre pays en dehors du coup d’Etat est un but, comme l’ont laissé autrefois en dehors du projet d’Empire les nationaux-socialistes : il est l’oeil du cyclone). Si j’ai raison, que ce coup a bien lieu minute après minute, il convient que chacun réfléchisse, dans son entre-soi, aux valeurs qui le font vivre et méritent d’être défendues… car si, au prétexte que quelques 20 de nos citoyens meurent chaque jour nous acceptons de nous mettre à genoux, on devine ce qu’il adviendra demain.
Espagnols
En situation difficile, la leur, la notre, ou du moins ce que les gouvernements respectifs prétendent qu’elle est, l’Espagne plus que la Suisse est dangereuse: elle nuit aux citoyens du pays comme elle nuit à l’Europe, concert des nations oblige. Ces gens d’Espagne, à l’imagination faible, au rapport à l’étranger nul, au divertissement bien chevillé au corps, bref à l’intériorité défaillante — je n’accuse pas, j’aime l’Espagne — sont incapables de se rengorger quand l’Etat donne un ordre. Et s’aligne quand il en donne dix, vingt, cent, toujours plus aberrants l’un que l’autre.
Manivelle
Robert Pinget, écrivain, grand écrivain, que j’admire et admirais. Quand il écrit Les amis de la cafarde (de mémoire), dont je lis les comptes rendus dans la presse, je ne le crois pas; je ne crois pas ni ne peux admettre qu’un tel homme, solitaire émérite, fou consciencieux, cultivé, qu’un tel écrivain verse dans un pessimisme, une résignation, un aveu de sénilité, et j’ai tort: je suis jeune, beaucoup trop jeune, mal au fait de la force humaine, de sa trajectoire et de sa décadence, plus encore des opérations de cette décadence sur le cerveau, y compris le plus vaillant.
Mouvement 15
Belle journée immobile. Mon plaisir à dormir avant de rejoindre le jour augmente. La veille, j’aide la traversée en l’arrosant de bière et de vin. Lorsqu’il est temps de s’aliter, j’avale de plus une capsule d’Omeprazol dont Gala me vante les mérites depuis dix-huit ans. Quand je me réveille enfin, la lumière inonde. Je mets le café, en bois six tasses et compile les informations du pouvoir, journaux de Genève, Paris, Paris, Fribourg, Madrid, Moscou, Rome, Mexico et Bangkok. Ces jours, j’ai ajouté à mon parcours matutinal (vers onze heures) Le petit journal de Birmanie, feuille des expatriés francophones de Rangoun. Puis je rase mes rouflaquettes. Elles sont ridicules: j’en ai conscience, je les soigne. Il faut dire que je m’attarde en salle d’eau : depuis que j’ai fini d’écrire Naypyidaw, la motivation a baissé, j’hésite quant à la distribution de ma journée. Ce dimanche, j’étudie les stratégies d’anonymisation sur navigateur, j’apprends à utiliser un logiciel de montage vidéo pour débutants, je mets au propre les premiers chapitres — dérisoires et voulus tels — de mon “agenda naïf”, c’est son sous-titre, le livre est intitulé Vers Mont, une compilation des instants ici additionnés, dans notre bled montagne, qui me fatigue et me fatigue, et me fatigue. Mais les enfants ont à appeler. Le rendez-vous est convenu — sur Skype. Or, nous avons à régler, entre père et fils et fille, parce que leur mère Olofso a semé, depuis le début de l’enzonage, la gabegie, des problèmes de responsablilité, de morale, d’argent, bref, du pénible, du nébuleux, de l’adulte. Ce que je déteste. Et m’ennuie. M’emmerde. Temps perdu. Même quand on rien à faire, inutile. Dans l’attente, je sors, vais au sanatorium. Sur le terrain de jeu, personne. Les Arabes sont en chambre. C’est qu’il pleut. Plus vite que d’ordinaire, j’aligne les exercices, squats, pompes, burpees, clinch, et bla et bla. De retour, trempé comme une soupe, je n’ai qu’un souci: “mais enfin quand pourrons-nous décrocher de ce rocher?” Et se rejoindre. Non, je ne trépigne pas, mais je m’inquiète: ne me faite pas croire que ce virus est sanitaire. Sanitaire il était, politique il devient. Il inocule l’impuissance.