Homme 2

En creu­sant, en écrivant, j’ai pen­sé que je trou­verai quelque chose. Je con­tin­ue de le croire. Quelque chose qui éclair­erait la sit­u­a­tion, quelque chose qui ouvri­rait l’avenir. Morale ou esthé­tique, j’ig­nore la nature de cette chose. Il se peut qu’elle soit dou­ble. Qua­si mag­ique. Je n’ai rien trou­vé. Cepen­dant, même si c’est avec moins d’as­siduité, je con­tin­ue de creuser et d’écrire. La puis­sance de la foi est essen­tielle­ment liée à son inaccomplissement.

Homme

L’homme n’est pas résis­tance mais action; il n’est pas société mais pro­duc­tion de soi. Il éclaire son chemin, marche fer­me­ment vers l’in­con­nu. L’homme ren­verse les obsta­cles qui nient son avance et pour devenir s’af­fronte. L’homme ne crée la société que sous l’ef­fet de la fatigue. Sur elle il se désiste afin qu’elle porte jusqu’à la mort un reste de vie. L’homme est pre­mier et doit être pre­mier. S’il n’est plus en expan­sion, ce nom qu’il porte il l’usurpe. 

Plus-value

Si j’é­tais écon­o­miste, je m’in­téresserais aux nou­velles tech­niques de créa­tion de la plus-val­ue dans un con­texte de raré­fac­tion des ressources et de recul des modus clas­siques (trans­for­ma­tion de la matière pre­mière, mécan­i­sa­tion, pres­sion salar­i­ale). Etu­di­ant en pri­or­ité l’ex­ploita­tion finan­cière du corps et de ses mou­ve­ments, de l’air, de l’eau et de l’e­space, celui qui est au-dessus de nos têtes et la mise sur le marché des biens intimes, lits, salons, cuisines, salles d’eau, vête­ments, véhicules. Ces tech­niques nou­velles de pré­da­tion sont à l’év­i­dence con­comi­tantes de la réduc­tion des pos­si­bil­ités du vivant telles que nous en faisons ces jours l’expérience.

Pieuvre

Dom­mages con­sid­érables sur la fête en Europe con­statés ce soir encore dans une cap­i­tale inter­lope et peu inféodée, Shko­dra en Alban­ie: la nuit venue les lieux fer­ment, les rues se dégar­nissent, les jeunes ren­trent; dis­cothèques, caves et clubs, nous dis­ent les quidams, pio­ns d’hô­tels et chauf­feurs de taxis sol­lic­ités, sont clos pour motif sanitaire.

Grippe 2020

Quand dirons-nous enfin aux gou­verne­ments que nous ne sommes pas intéressés par leur assur­ance sur la vie?

Est 12

 Entré en Alban­ie par le poste-fron­tière de Gus­in­je. Evola a reçu son passe­port par la poste. Il pleut. Une bar­rière de bois coupe la route. Le douanier con­trôle une voiture entrante puis con­trôle une voiture sor­tante. Le col­lègue regarde. Depuis le matin la région est affec­tée par une rup­ture d’élec­tric­ité, les caméras ne fonc­tion­nent pas ni les ordi­na­teurs. Le douanier nous rend nos doc­u­ments. La voiture s’en­fonce entre des pans de roc. Nous plon­geons dans un défilé. Vient un pont de planch­es. La Dodge bal­lote. Plus loin, un cortège de mariage à l’ar­rêt. En smok­ing, les hommes pis­sent dans les sap­ins. Il faut atten­dre. Ensuite c’est un camion de l’ère sovié­tique. Il lâche des nuages de fioul et grav­it en pre­mière. Côté gauche de la route, au fond des précipices, des masures aux toits peints, côté droite, sur les buttes, par grappes, tels de ovnis, les bunkers indi­vidu­els de Enver Hox­ha. Nous avançons à petite vitesse. Au-dessus de nos têtes, les mon­tagnes fos­siles gran­dis­sent. La caméra à bout de bras, Evola pho­togra­phie. Je con­duis le nez dans le pare-brise pour ne man­quer ni les porcs endormis ni les vach­es divaguant. L’or­age à jeté du cail­lou sur la piste, je zigzague. L’or­age à inondé les ornières, je nav­igue. Au bout d’une heure à négoci­er des lacets, nous atteignons à Tamarë le lit de la riv­ière Cijev­na. Au cen­tre d’un champ de pier­raille vaste comme Plain­palais trô­nent deux hangars de béton où l’on logerait sans peine des Boe­ing. Un garçon joue avec un bâtard gris, un ivrogne tra­verse le désert en par­lant devant lui. Ici com­mence le ser­pentin de Rrapsh, une route gravée dans la paroi de la mon­tagne. Sur le col se tient Cukel. De Grabom, il a mon­té un généra­teur sur char­i­ot. La machiner­ie ron­ronne con­tre la glis­sière du dernier lacet, c’est cette machiner­ie qui refroid­it la Niksicko que Cukel sert dans sa roulotte. Il n’y a plus qu’à descen­dre le col pour gag­n­er le plateau. Une croix de cent mètres peinte en blanc sur la pierre coulante mar­que la sépa­ra­tion des deux univers: à l’ouest les mon­tagnes et la gorge, à l’est un paysage sec et plat. Il serait castil­lan n’é­tait-ce le nom­bre de ruines qui le défig­urent: vil­las inachevées, car­cass­es d’usines, sta­tions-ser­vice tor­dues et ces bar­rières dis­posées au milieu des prés qui n’en­fer­ment que le vide. Bien­tôt je crois apercevoir le lac de Skan­dar. Comme moi, Evola devine le lac. Nous bifurquons. Nous par­courons les rues de Kop­lik der­rière la patrouille de police locale. A bord, les deux flics salu­ent à la ronde les voleurs de voitures. Et se font plaisir: nous allons der­rière, à leur rythme, à vingt-kilo­mètres heures. Le temps de vis­iter cette grande entre­prise de recy­clage de véhicules pris dans toutes les villes nanties d’Eu­rope qu’est à l’év­i­dence Kop­lik. Cepen­dant, nous essayons tou­jours de trou­ver le lac. S’il y a de l’eau der­rière l’hori­zon, nous ne le saurons pas. Ce qu’il y a ce sont des jeunes qui net­toient des voitures, des aînés qui les négo­cient, des ado­les­cents qui regom­ment ou peignent ou maquil­lent et des femmes qui vendent des frusques à même le trot­toir. Demi-tour et direc­tion Shkodër. Là encore, la cer­ti­tude que la ville est con­stru­ite sur un bord de lac nous fait tra­vers­er le cen­tre, poubelle a ciel ouvert qui rap­pelle le chaos javanais de Ban­dung et de Surabaya. A la jonc­tion de Tirana, le pom­p­iste hilare à qui nous deman­dons un hôtel sur berge nous indique la zone des “putains, de la bib­ine et du jeu”. Puis veut grat­ter une cig­a­rette, voit qu’il n’y a que le tabac à rouler d’Evola et souhaite bonne chance “chez les putes”. Un pont de métal nous mène sur un isthme. L’eau est d’une riv­ière ou d’un étang ou d’un lac, impos­si­ble à dire tant il y a de roseaux, de boue, tant l’hori­zon est peu affir­mé. Oui, cela ressem­ble à un bras de riv­ière. D’où ces hôtels de plâtres et d’ors qui sur­plombent la route. Ils sont gardés par des lions rugis­sants. Le grand cube façon tranche de Cas­sa­ta, c’est le Lake­view Palace. A en juger par la qual­ité des voitures volées qui occu­pent le park­ing, il y a du beau monde. Nous choi­sis­sons le suiv­ant, un édi­fice  en forme de navire de croisière. Immenses salles de récep­tion vides, récep­tion éteinte. Evola me fait signe depuis un îlot. J’en­gage la Dodge sur un pont de corde. Per­chés sur les arceaux, des paons, des faisans et des coqs lacus­tres. Les crêtes sont d’un rouge con­fi­ture. Sur l’îlot, un jardin de trente tables fait restau­rant. Le ser­vice est assuré par des enfants. Pan­talons noirs, T‑shirt dou­teux, anglais sco­laire, ils dis­ent que “oui”, on peut louer des cham­bres, mais il faut pay­er tout de suite, en espèces et il n’y aura pas de quit­tance. La voiture à l’abri près du pont et sur­veil­lée par toute la basse-cour de volatiles, un enfant nous emmène dans l’hô­tel Fan­tazia, bâti­ment énorme avec ses piscines, tobog­gans intérieurs, bars améri­cains, stucs albanais et boules-dis­cos. Cham­bres 7 et 4. Tête de lit incrustée de dia­mants, chiottes sans eau, cab­ine-mas­sage, air-con­di­tion­né préréglée. Je vais pren­dre une douche, le robi­net me reste dans les mains. Un endroit agréable dont nous sommes les seuls clients.

Est 11

Plav, la nuit. La Poli­ci­je gare une voiture à chaque extrémité de la rue prin­ci­pale, les familles sor­tent, les enfants jouent, les hommes s’attablent dans les bistrots de paris sportifs. Au loin, un minaret de vieux bois, un minaret couleur sucre puis la Ser­bie.  

Est 10

Plav, non loin de la fron­tière albanaise de Gus­in­je. Evola a oublié son passe­port à 120 kilo­mètres de notre bivouac, dans l’auberge où nous avons passé la nuit précédente.

Est 9

A l’entrée du tun­nel, le pan­neau jaune dit Tsra. Devant la voûte, j’arrête la voiture. Avance. Noir com­plet. Creusé dans le flanc de la mon­tagne, le tun­nel est bas et rond. J’avance encore : pas de lumière à l’autre bout. C’est pour­tant le point de départ des routes les plus fréquen­tées du pays, les routes1et 2 qui du bar­rage sur la Piwa mènent dans le Dur­mi­tor, un ensem­ble alpestre couron­né du som­met du Mon­téné­gro, le Zla Kola­ta. Le pre­mier tun­nel donne sur un sec­ond tun­nel, un troisième tun­nel et ain­si jusqu’à dix tun­nels, peut-être plus, ce qui per­met à la route de mon­ter en cré­mail­lère dans la paroi de la gorge. Au débouché, un plateau d’herbe rase semé de granges aux toits coniques, des chevaux naturels, des enc­los de bran­chage et der­rière les collines des pics noirs et bleus. Le bivouac instal­lé au fond d’une prairie (deux tentes mono­places, la voiture, son frigidaire), je pars courir au milieu des mou­tons et des vach­es. Au retour, les voisins tchèques allu­ment un feu, empoignent les gui­tares et les bouteilles. Toute la nuit, ils chantent. Le matin, je pré­pare mon vieux Vil­liger (30 ans que je roule ce vélo) et vais chercher der­rière les cols, le plateau et le défilé, le pre­mier tun­nel, celui qui com­porte le pan­neau Tsra. Je mange une barre de céréales, tourne le vélo, com­mence l’ascension. Trente-trois kilo­mètres de pente. Deux pas­sages à treize pour cent. Après Pisce, dans les derniers lacets, le ther­momètre mar­que trente-six degrés. Revenu au bivouac, je manque m’évanouir. Couche le vélo. Me couche. Cuits une casse­role de bouil­lon. Mieux. Mais nous avons fini les pro­vi­sions. Il reste de l’eau chaude dans le bidon. Je bois l’eau, puis finis le vin et j’attends. Par­ti escalad­er le som­met du Mon­téné­gro, Evola s’est per­du. Récupéré sur les bor­ds d’un lac par l’ancien cham­pi­on nation­al cycliste (un tour de France), il réap­pa­raît au cré­pus­cule érein­té et le ven­tre creux.

Est 8

 

Descente du cours bas de la riv­ière Tara à bord d’un raft. Rive gauche où nous avons mis à l’eau, le Mon­téné­gro, rive opposée la Bosnie. De part et d’autre la forêt prend sur des éboule­ments de roche, mêle ses racines à la pente, tire vers l’échancrure de la gorge. La cime est à cinq cents mètres. Les Polon­ais vont tête nue et debout, chantent et boivent et salu­ent ; nous dou­blons leur embar­ca­tion, pagayons selon les ordres de Vlad, glis­sons sur des rapi­des en cette sai­son tar­dive apaisés. Le long des rives, des instal­la­tions népalais­es et troglodytes, ter­rass­es sur pilo­tis, huttes de bran­chage, bars de bois flot­tés. L’eau est belle, les fonds nets. Nous nav­iguons au-dessus des blocs de gran­it, des troncs pétri­fiés, des galets géants. Entre les rapi­des, des bassins où nag­er. Les pieds devant, le courant vous entraîne. Sans le casque ni le gilet, le bon­heur serait plus grand, mais je ne suis pas Polon­ais, je me tiens sous l’autorité du bar­reur. Au bout d’une heure de pagaie, arrêt côté bosni­aque. Trois cuvettes creusées sur le pas­sage d’une source con­ti­en­nent bières et limon­ades. Nous buvons de la Niksicko avec des Berli­nois et un Espag­nol chevelu pro­fesseur d’université à Madrid. Survi­en­nent les Polon­ais. Tous ont sauté à l’eau : vu leur poids, les remon­ter à pris du temps (le bar­reur attrape les bretelles du gilet de sauve­tage et fait levi­er, mais au-delà des 80 kg, la manœu­vre est hasardeuse). Ruis­se­lants, agi­tant des bouteilles de vod­ka, ils filent vers le prochain rapi­de. L’excursion finit en début d’après-midi, là où la riv­ière change de nom, devient la Rina et entre en Bosnie.