Est 12

 Entré en Alban­ie par le poste-fron­tière de Gus­in­je. Evola a reçu son passe­port par la poste. Il pleut. Une bar­rière de bois coupe la route. Le douanier con­trôle une voiture entrante puis con­trôle une voiture sor­tante. Le col­lègue regarde. Depuis le matin la région est affec­tée par une rup­ture d’élec­tric­ité, les caméras ne fonc­tion­nent pas ni les ordi­na­teurs. Le douanier nous rend nos doc­u­ments. La voiture s’en­fonce entre des pans de roc. Nous plon­geons dans un défilé. Vient un pont de planch­es. La Dodge bal­lote. Plus loin, un cortège de mariage à l’ar­rêt. En smok­ing, les hommes pis­sent dans les sap­ins. Il faut atten­dre. Ensuite c’est un camion de l’ère sovié­tique. Il lâche des nuages de fioul et grav­it en pre­mière. Côté gauche de la route, au fond des précipices, des masures aux toits peints, côté droite, sur les buttes, par grappes, tels de ovnis, les bunkers indi­vidu­els de Enver Hox­ha. Nous avançons à petite vitesse. Au-dessus de nos têtes, les mon­tagnes fos­siles gran­dis­sent. La caméra à bout de bras, Evola pho­togra­phie. Je con­duis le nez dans le pare-brise pour ne man­quer ni les porcs endormis ni les vach­es divaguant. L’or­age à jeté du cail­lou sur la piste, je zigzague. L’or­age à inondé les ornières, je nav­igue. Au bout d’une heure à négoci­er des lacets, nous atteignons à Tamarë le lit de la riv­ière Cijev­na. Au cen­tre d’un champ de pier­raille vaste comme Plain­palais trô­nent deux hangars de béton où l’on logerait sans peine des Boe­ing. Un garçon joue avec un bâtard gris, un ivrogne tra­verse le désert en par­lant devant lui. Ici com­mence le ser­pentin de Rrapsh, une route gravée dans la paroi de la mon­tagne. Sur le col se tient Cukel. De Grabom, il a mon­té un généra­teur sur char­i­ot. La machiner­ie ron­ronne con­tre la glis­sière du dernier lacet, c’est cette machiner­ie qui refroid­it la Niksicko que Cukel sert dans sa roulotte. Il n’y a plus qu’à descen­dre le col pour gag­n­er le plateau. Une croix de cent mètres peinte en blanc sur la pierre coulante mar­que la sépa­ra­tion des deux univers: à l’ouest les mon­tagnes et la gorge, à l’est un paysage sec et plat. Il serait castil­lan n’é­tait-ce le nom­bre de ruines qui le défig­urent: vil­las inachevées, car­cass­es d’usines, sta­tions-ser­vice tor­dues et ces bar­rières dis­posées au milieu des prés qui n’en­fer­ment que le vide. Bien­tôt je crois apercevoir le lac de Skan­dar. Comme moi, Evola devine le lac. Nous bifurquons. Nous par­courons les rues de Kop­lik der­rière la patrouille de police locale. A bord, les deux flics salu­ent à la ronde les voleurs de voitures. Et se font plaisir: nous allons der­rière, à leur rythme, à vingt-kilo­mètres heures. Le temps de vis­iter cette grande entre­prise de recy­clage de véhicules pris dans toutes les villes nanties d’Eu­rope qu’est à l’év­i­dence Kop­lik. Cepen­dant, nous essayons tou­jours de trou­ver le lac. S’il y a de l’eau der­rière l’hori­zon, nous ne le saurons pas. Ce qu’il y a ce sont des jeunes qui net­toient des voitures, des aînés qui les négo­cient, des ado­les­cents qui regom­ment ou peignent ou maquil­lent et des femmes qui vendent des frusques à même le trot­toir. Demi-tour et direc­tion Shkodër. Là encore, la cer­ti­tude que la ville est con­stru­ite sur un bord de lac nous fait tra­vers­er le cen­tre, poubelle a ciel ouvert qui rap­pelle le chaos javanais de Ban­dung et de Surabaya. A la jonc­tion de Tirana, le pom­p­iste hilare à qui nous deman­dons un hôtel sur berge nous indique la zone des “putains, de la bib­ine et du jeu”. Puis veut grat­ter une cig­a­rette, voit qu’il n’y a que le tabac à rouler d’Evola et souhaite bonne chance “chez les putes”. Un pont de métal nous mène sur un isthme. L’eau est d’une riv­ière ou d’un étang ou d’un lac, impos­si­ble à dire tant il y a de roseaux, de boue, tant l’hori­zon est peu affir­mé. Oui, cela ressem­ble à un bras de riv­ière. D’où ces hôtels de plâtres et d’ors qui sur­plombent la route. Ils sont gardés par des lions rugis­sants. Le grand cube façon tranche de Cas­sa­ta, c’est le Lake­view Palace. A en juger par la qual­ité des voitures volées qui occu­pent le park­ing, il y a du beau monde. Nous choi­sis­sons le suiv­ant, un édi­fice  en forme de navire de croisière. Immenses salles de récep­tion vides, récep­tion éteinte. Evola me fait signe depuis un îlot. J’en­gage la Dodge sur un pont de corde. Per­chés sur les arceaux, des paons, des faisans et des coqs lacus­tres. Les crêtes sont d’un rouge con­fi­ture. Sur l’îlot, un jardin de trente tables fait restau­rant. Le ser­vice est assuré par des enfants. Pan­talons noirs, T‑shirt dou­teux, anglais sco­laire, ils dis­ent que “oui”, on peut louer des cham­bres, mais il faut pay­er tout de suite, en espèces et il n’y aura pas de quit­tance. La voiture à l’abri près du pont et sur­veil­lée par toute la basse-cour de volatiles, un enfant nous emmène dans l’hô­tel Fan­tazia, bâti­ment énorme avec ses piscines, tobog­gans intérieurs, bars améri­cains, stucs albanais et boules-dis­cos. Cham­bres 7 et 4. Tête de lit incrustée de dia­mants, chiottes sans eau, cab­ine-mas­sage, air-con­di­tion­né préréglée. Je vais pren­dre une douche, le robi­net me reste dans les mains. Un endroit agréable dont nous sommes les seuls clients.