Entré en Albanie par le poste-frontière de Gusinje. Evola a reçu son passeport par la poste. Il pleut. Une barrière de bois coupe la route. Le douanier contrôle une voiture entrante puis contrôle une voiture sortante. Le collègue regarde. Depuis le matin la région est affectée par une rupture d’électricité, les caméras ne fonctionnent pas ni les ordinateurs. Le douanier nous rend nos documents. La voiture s’enfonce entre des pans de roc. Nous plongeons dans un défilé. Vient un pont de planches. La Dodge ballote. Plus loin, un cortège de mariage à l’arrêt. En smoking, les hommes pissent dans les sapins. Il faut attendre. Ensuite c’est un camion de l’ère soviétique. Il lâche des nuages de fioul et gravit en première. Côté gauche de la route, au fond des précipices, des masures aux toits peints, côté droite, sur les buttes, par grappes, tels de ovnis, les bunkers individuels de Enver Hoxha. Nous avançons à petite vitesse. Au-dessus de nos têtes, les montagnes fossiles grandissent. La caméra à bout de bras, Evola photographie. Je conduis le nez dans le pare-brise pour ne manquer ni les porcs endormis ni les vaches divaguant. L’orage à jeté du caillou sur la piste, je zigzague. L’orage à inondé les ornières, je navigue. Au bout d’une heure à négocier des lacets, nous atteignons à Tamarë le lit de la rivière Cijevna. Au centre d’un champ de pierraille vaste comme Plainpalais trônent deux hangars de béton où l’on logerait sans peine des Boeing. Un garçon joue avec un bâtard gris, un ivrogne traverse le désert en parlant devant lui. Ici commence le serpentin de Rrapsh, une route gravée dans la paroi de la montagne. Sur le col se tient Cukel. De Grabom, il a monté un générateur sur chariot. La machinerie ronronne contre la glissière du dernier lacet, c’est cette machinerie qui refroidit la Niksicko que Cukel sert dans sa roulotte. Il n’y a plus qu’à descendre le col pour gagner le plateau. Une croix de cent mètres peinte en blanc sur la pierre coulante marque la séparation des deux univers: à l’ouest les montagnes et la gorge, à l’est un paysage sec et plat. Il serait castillan n’était-ce le nombre de ruines qui le défigurent: villas inachevées, carcasses d’usines, stations-service tordues et ces barrières disposées au milieu des prés qui n’enferment que le vide. Bientôt je crois apercevoir le lac de Skandar. Comme moi, Evola devine le lac. Nous bifurquons. Nous parcourons les rues de Koplik derrière la patrouille de police locale. A bord, les deux flics saluent à la ronde les voleurs de voitures. Et se font plaisir: nous allons derrière, à leur rythme, à vingt-kilomètres heures. Le temps de visiter cette grande entreprise de recyclage de véhicules pris dans toutes les villes nanties d’Europe qu’est à l’évidence Koplik. Cependant, nous essayons toujours de trouver le lac. S’il y a de l’eau derrière l’horizon, nous ne le saurons pas. Ce qu’il y a ce sont des jeunes qui nettoient des voitures, des aînés qui les négocient, des adolescents qui regomment ou peignent ou maquillent et des femmes qui vendent des frusques à même le trottoir. Demi-tour et direction Shkodër. Là encore, la certitude que la ville est construite sur un bord de lac nous fait traverser le centre, poubelle a ciel ouvert qui rappelle le chaos javanais de Bandung et de Surabaya. A la jonction de Tirana, le pompiste hilare à qui nous demandons un hôtel sur berge nous indique la zone des “putains, de la bibine et du jeu”. Puis veut gratter une cigarette, voit qu’il n’y a que le tabac à rouler d’Evola et souhaite bonne chance “chez les putes”. Un pont de métal nous mène sur un isthme. L’eau est d’une rivière ou d’un étang ou d’un lac, impossible à dire tant il y a de roseaux, de boue, tant l’horizon est peu affirmé. Oui, cela ressemble à un bras de rivière. D’où ces hôtels de plâtres et d’ors qui surplombent la route. Ils sont gardés par des lions rugissants. Le grand cube façon tranche de Cassata, c’est le Lakeview Palace. A en juger par la qualité des voitures volées qui occupent le parking, il y a du beau monde. Nous choisissons le suivant, un édifice en forme de navire de croisière. Immenses salles de réception vides, réception éteinte. Evola me fait signe depuis un îlot. J’engage la Dodge sur un pont de corde. Perchés sur les arceaux, des paons, des faisans et des coqs lacustres. Les crêtes sont d’un rouge confiture. Sur l’îlot, un jardin de trente tables fait restaurant. Le service est assuré par des enfants. Pantalons noirs, T‑shirt douteux, anglais scolaire, ils disent que “oui”, on peut louer des chambres, mais il faut payer tout de suite, en espèces et il n’y aura pas de quittance. La voiture à l’abri près du pont et surveillée par toute la basse-cour de volatiles, un enfant nous emmène dans l’hôtel Fantazia, bâtiment énorme avec ses piscines, toboggans intérieurs, bars américains, stucs albanais et boules-discos. Chambres 7 et 4. Tête de lit incrustée de diamants, chiottes sans eau, cabine-massage, air-conditionné préréglée. Je vais prendre une douche, le robinet me reste dans les mains. Un endroit agréable dont nous sommes les seuls clients.