Quand monte le peuple, l’homme qui a le goût de soi recule.
Mois : mars 2015
Fantômes
Dans leurs autobiographies ou leurs journaux, les auteurs chrétiens relatent parfois la rencontre de fantômes (le cas des mystiques doit être considéré séparément). Je viens de trouver une nouvel exemple d’une telle rencontre chez Julien Green (L’Avenir n’est à personne, journal 1990–1992). Assis à son bureau, en plein travail d’écriture, il s’adresse à l’homme qui se tient derrière lui et qu’il prend pour son ami; or, celui-ci est à l’extérieur, il n’y a personne dans l’appartement. Passé la première surprise, il entreprend de récapituler les circonstances de la rencontre, cherche des explications. Il n’en trouve pas. A ma connaissance, les croyants dont l’adhésion à la foi est plus intellectualisée, ne relatent rien de tel. Il se peut d’ailleurs, que ces fantômes ne soient que des produits de l’imagination des auteurs, un effet de leur talent créateur. Mais alors, comment ne pas se demander si la croyance n’est pas elle-même un objet du talent créateur?
Exercice
Partis d’Ondallaz où Monfrère à son chalet, nous roulons quarante kilomètres à vélo de course en passant par Châtel-Saint-Denis et les Paccots. L’air est vif. Nous mangeons un plat de pâtes. En fin d’après-midi, le ciel se brouille. En soirée, nous sommes à Vevey, dans un gymnase proche du lac où a lieu une démonstration d’art martial. Nous buvons de la Cingha en regardant de la boxe-savate, puis rejoignons Blonay où nous avalons sept cannettes. Quand nous quittons le café, il pleut. Monfrère propose alors une course de nuit. Je refuse. Il insiste. Je refuse. Nous nous équipons de lampes frontales et courons contre la pente, à travers champs puis sur la voie de chemin de fer. Nous atteignons les Pléiades. En descente chacun lance un défi: enchainements pieds-poings, pompes, abdos. Ceci devant chaque poteau. Il y en a un tous les vingt mètres.
Amie
Pour la durée du traitement médical, Gala est à Genève, chez son amie de Champel, une amie que je n’ai jamais vue, qui n’existe peut-être pas. La formule qu’utilise Gala lorsque je lui demande chez qui elle réside est invariable:
- Chez mon amie.
- Quelle amie?
Elle donne alors un prénom. Ce prénom, je ne l’ai jamais entendu. Et ne l’entendrai plus. La fois suivante, lorsque je poserai la question, l’amie aura un autre prénom. Cela dure depuis des années. Nous sommes jeudi, veille du week-end. Puisque Gala rentre à la maison, j’ai persuadé Luv de renoncer à sa soirée de samedi à Satigny, avec des copines, pour venir à Fribourg. J’ai sous les yeux la liste d’achats et les menus que je vais cuisiner. J’appelle.
- Delphine à son anniversaire, dit Gala, je vais rester avec elle à Genève.
- Elle n’a pas de famille?
- Non, et je suis sa seule amie.
Ainsi, pour apprendre que Gala renonce à venir passer le week-end, je dois l’appeler. Elle annonce qu’elle vient, renonce à venir, ne le dit pas. Puis elle s’offusque:
- Tu sais bien que je t’aurai appelé!
Or, nous sommes jeudi soir et nous l’attendions pour le lendemain, dans l’après-midi.
Manuscrit
Mis un point final à Ecriture. Bière. Combat. Ce régime de travail à l’aveugle, sans idée de la suite à donner aux pages faites, est le seul qui vaille. N’étant jamais assuré de pouvoir poursuivre, il ne va pas sans tension, mais cette tension participe à l’écriture et lui donne son allant. D’ailleurs, aucune méthode n’eut permis de traiter les thèmes annoncés. Le manuscrit est parti aux Editions des sauvages tout-à-l’heure.
Police
A la boxe, l’Espagnol remarque mon T‑shirt de la police espagnole. Un T‑shirt officiel que l’on ne trouve pas dans le commerce.
- Tu aimes la police?
- Tu n’aimes pas la police? Lui fais-je en espagnol.
Alors lui, en espagnol, l’air inquiet:
- Enfin, je voulais dire, bien sûr, elle est nécessaire…
Millions
Montent à bord de ce train bondé deux hommes dans les cinquante ans qui, à peine assis, ouvrent leurs ordinateurs, allument leur portables, prennent en main stylos et cahiers, puis délaissant cet attirail, parlent argent. Plus exactement, millions. “Telle maison, achetée par mon ami que tu connais, a coûté trois millions. “L’autre jour, répond l’interloctueur, j’étais à Gstadt et il y avait dans le jardin, des voitures pour tant et tant de centaines de milliers de francs.” Et l’autre, surenchérit: “Moi je gère ma argent asini et ainsi, mais il est vrai qu’avec Georges…“
Cependant, nous sommes en deuxième classe.
Ecriture
Il est est triste de penser que si je bientôt je meure, je n’aurai rien écrit qui vaille; ou du moins, rien de ce que je veux; ou encore, pas ce que je veux. Le vouloir ne fait, hélas, pas littérature. Il y faut des conjonctions, une humeur et une solide inspiration. Comme dit l’imbécile de service (qui, à l’image du soldat inconnu, est multiple): méfie-toi de cette propension néfaste à battre la coulpe du monde à grand renfort de concepts. “Oui.” Que dire d’autre? La pensée doit être tenue. Elle ne doit pas déborder la lettre. Et pourtant, à procéder sans elle, on retombe dans la musique et la musique peut être jolie, même belle, mais n’imprime pas de direction au monde.