Valeurs

La perte des valeurs, cette anti­enne. S’il y a bien perte, donc pas­sage du mul­ti­ple au sim­ple, ce n’est pas sans prof­it pour la valeur dernière: l’ar­gent. Triste équa­tion hélas, l’ar­gent n’é­tant, au mieux, que com­pen­satoire. Or qui dit com­pen­sa­tion, dit en même temps l’ir­rémé­di­a­ble de la perte. 

Dernière sortie

Du Val d’E­cho à la Navarre française, il y a trois cols et 80 kilo­mètres pour les som­mets de Lar­rau. La sai­son est finie. Aucun traf­ic. Dans les vil­lages noyés de fumées, on attend l’hiv­er en guet­tant le ciel. Dans la mon­tagne, un géomètre pointe sa lunette sur le vide, les chevaux flâ­nent, les vach­es broutent — je grimpe. La dernière ascen­sion est alpine, toute en lacets, couron­née par un tun­nel. Dès l’en­trée en France le soleil s’éteint. Le coupe-vent ne suf­fit plus, il fait qua­tre degrés, je passe les gants d’hiv­er devant un paysage immense qui ouvre sur un hori­zon de pics. Dans la descente, je croise un pho­tographe, un motard, un pas­teur. Dans une boucle, con­tre le précipice, la voiture blanche d’un paysan, sa façade crot­tée: l’homme répare ses clô­tures. Je file à cinquante à l’heure, le corps trem­blant, crispé sur les freins. Quand j’at­teins le fond de la val­lée, il fait nuit. Saint-Engrâce est au pied du col des Sou­dats, celui que je prendrai demain. Sur le bord de la route je repère le bâti­ment où vivent les pro­prié­taires du camp­ing. Une fenêtre est éclairée. Je tape. La femme envoie son mari . “Oui, nous sommes fer­més, mais je vais vous ouvrir — met­tez-vous dans la grange si vous pensez avoir froid”. Car le gave qui coule le long du ter­rain est tumultueux. “Vous avez de quoi manger?”. J’ai une barre de choco­lat. Pierre m’en­voie plus haut, près de la mairie: il y a un bureau-tabac. Le cou­ple s’en va, il vient de leur naître un petit-fils. Ils éteignent la mai­son, démar­rent. Je me remets en selle, roule dans le silence. A l’é­cart de la route, cette bâtisse bar­bouil­lée de noir c’est l’épicerie. Un voisin est venu bavarder. Il a les yeux cou­verts de taies, n’y vois goutte, par­le avec entrain près de mon vis­age de la table en Espagne, de la table en France, car les restau­rants, ce n’est plus ce que c’é­tait… L’épici­er soulève la planche de comp­toir, il passe côté pro­vi­sions. J’achète une pomme, deux bananes, une tomate et un paquet de chips. Nous con­tin­uons de bavarder. Mais je suis fatigué et il faut dress­er la tente. La lampe de poche ser­rée entre les dents (lais­sé la frontale à la mai­son pour gag­n­er du poids) je monte les baleines, tend les toiles, gon­fle le mate­las, décom­presse le sac. A huit heures, je suis couché. A 2 heures je ne dors pas. A six heures le froid me réveille. Un jour mag­nifique. Le bleu du ciel est sans lim­ite, les arbres croustil­lent. Le gar­di­en m’of­fre le café et me fait répéter mon adresse au vil­lage, de l’autre côté de la mon­tagne, il vien­dra me trou­ver. Sen­ti­ment d’être dans un pays à part, réservé, où nous sommes si peu nom­breux qu’il est nor­mal de “venir se trou­ver”. Débute le col. L’un des plus durs que je con­naisse. Moi qui red­outais la mon­tée vers Lar­rau. Ici ce sont des pour­cent­ages à deux chiffres, et cela empire: voilà près de deux kilo­mètres à 13,5%. Or, je roule en mono-plateau. Une lubie. Sa rai­son: si ça casse, ce sera plus facile à répar­er. D’abord, si ça casse, eh bien ça casse, ensuite, plateau sim­ple ou dou­ble, je ne crois pas savoir répar­er. Quel col, tracé par des fous! Et long de 21 kilo­mètres! Le coup de pédale est si raide que je me mets à chalouper pour assou­plir l’ef­fort. Ain­si, je finis par débouch­er. A la bifur­ca­tion des routes du col de la Pierre-Saint-Mar­tin, là où il y a un morceau de plat, un motard donne le “bon­jour!”. Sans repren­dre le souf­fle je fais: “je suis de Lau­sanne (lorsqu’il m’a dou­blé, j’ai lu sa plaque jurassi­enne)”. Lui est agricul­teur à côté de Delé­mont. “A Lucelle, dit-il, si vous venez, vous ne pou­vez pas me rater, je serai au fond de l’im­passe”. Nous par­lons d’Is­lande, de Groen­land et de Fin­lande. Au moment de se ser­rer la main: “Friederich…”, “Stud­er…”. Voilà qui est bien suisse, fais-je et je prends la suite du col, encore 90 kilo­mètres pour regag­n­er Piedralma.

Déclin

Les aînés plus intéres­sants que les puînés. 

H+

Pro­gramme du posthu­man­isme: des corps sans rai­son (le grand nom­bre) face à des raisons sans corps (le petit nombre). 

Bonheur

Ce que peut (enfin, pou­vait) la langue française : “Ceux qui passent pour des sages ont si sou­vent l’air désagréable qu’on regret­terait d’être un sage, si on l’é­tait. Mais le sont-ils? C’est agréable aux autres et à soi-même qu’il importe d’être d’abord et l’on aura été un sage, sans l’avoir jamais su.” Mar­cel Jouhan­deau, Réflex­ions sur la vie et le bonheur.

Industrie

Même le cochon devient indi­geste. Que font nos appren­tis-sor­ciers à ces pau­vres bêtes?

Pyrénées

Longues nuits, longues heures à boire, longues sor­ties à vélo, sur les routes de mon­tagne odor­antes et désertes. Gravis­sant le col côté français, j’en­cour­age un pèlerin muni d’un bâton de berg­er. La barbe car­rée et le crâne nu, son pon­cho ruis­selle de pluie. Tan­dis que je sue les bras sur le guidon, j’en­tends l’é­cho de ses souliers. Plus haut, c’est un étrange trou­peau de mou­tons. Les ani­maux broutent le pré en for­mant un cer­cle réguli­er. Il sont nom­breux et voraces. Le cer­cle grandit. Avant de dis­paraître dans un lacet je me retourne, le cer­cle a encore gran­di. Aux douanes, bâtiss­es aban­don­nées, règle­ments peints, ni dra­peau français ni dra­peau espag­nol, — je bas­cule sur la sta­tion de ski: remonte-pentes aux sil­lons ter­reux, véhicules de chas­seurs, pluie fine. Et des casernes, elles aus­si aban­don­nées. Dire que les gens con­tin­u­ent d’af­fluer vers les villes. Pourvu qu’ils ne revi­en­nent jamais. 

Badernes

Une vie en retrait de la société. Le par­adis anticipé. Mais quelle lutte pour y par­venir! Que de brouil­lard à brass­er! Com­bi­en d’in­di­vidus à qui tourn­er le dos! Et se triss­er, et fuir, en pri­ant pour qu’ils ne vous rap­pel­lent pas. A l’oc­ca­sion, ils hantent l’ex­il heureux tels des fan­tômes. Un nom est cité par un par­ent resté en Suisse ou un médiocre qui a œuvré paraît soudain sous les caméras et vos proches veu­lent que vous le sachiez. Ou encore, comme hier, une pho­togra­phie en une des jour­naux de Genève mon­tre l’équipe de mil­i­tants qui a ravi le man­dat élec­tif du Con­seil d’E­tat: tous me sont con­nus, trente ans qu’il attendaient devant la porte. Quel pro­grès moral atten­dre d’une société qui rem­place les anci­ennes badernes par de nou­velles badernes? Quel espoir d’une direc­tion intel­li­gente quand les postes de respon­s­abil­ité ne sont que com­pen­sa­tions pour des ratés qui dév­i­dent leur pelote de frustrations?

Carnets

Voilà trente ans que je lis et relis les Car­nets de Louis Calaferte et le même nom­bre d’an­nées que je me répète ma posi­tion devant la reli­gion: la foi crée son objet. Or hier, feuil­letant une nou­velle fois le vol­ume IV des Car­nets inti­t­ulé Le spec­ta­teur immo­bile (notes des années 1978–1979), je lis: “la foi crée son objet”. D’une part je m’é­tonne de n’avoir jamais relevé cette phrase; d’autre part je m’ex­plique mieux les accoin­tances que j’ai avec cet auteur ou plutôt la “sym­pa­thie” que j’ai pour son mode de pen­sée ; mais surtout, je m’é­tonne des con­séquences si dif­férentes sur son esprit, sur le mien, de ladite posi­tion religieuse, lui déiste, ama­teur des Ecri­t­ures, de la cos­mogo­nie chré­ti­enne, moi abstrait, expéri­men­tal, ama­teur d’ineffable. 

Tyrolienne

Cette année, il est impos­si­ble de remet­tre en état le pont sur la riv­ière, les tubes qui fil­trent l’eau sous le pas­sage sont combles, les cail­loux se sont entassés, des cail­loux gros comme des météorites. Nous avons con­sid­éré le prob­lème. Un pelle mécanique, dis­ais-je. Evola doutait. A part lui et moi, per­son­ne n’emprunte ce pas­sage. Si, Juan. Depuis qu’il ne monte plus son trou­peau à l’al­page, il loue les ter­res du plateau à son cousin, mais l’été le prob­lème ne se pose pas: on fran­chit à gué. Or voici l’au­tomne. Il n’a pas com­mencé de pleu­voir. C’est pour bien­tôt. Evola répète: “Juan a com­mandé un trac­topelle en Chine”. Six mois cette com­mande: la machine doit être dans l’Océan, sur un car­go, en route. Et il ne va pas tarder à pleu­voir. En avril, à la fonte des neiges, comme les deux années précé­dentes, une vague se forme devant le pont, impos­si­ble de tra­vers­er donc de se rav­i­tailler, il faut avec les pro­vi­sions du bord tenir dix ou quinze jours et prier pour que ne survi­enne pas d’ur­gence. Quand je dis “tra­vers­er”, j’en­tends en qua­tre-qua­tre, pas avec un véhicule de ville. Nous sommes allés ren­dre vis­ite à la voi­sine. Trente ans qu’elle vit sous les arbres, avec ses ânes, ses asperges, ses patates. Jusqu’à Noël dernier, elle n’avait pas l’élec­tric­ité. Pour se ren­dre sur son ter­rain, ni route ni chemin. Un sente con­duit sur la berge, une tyroli­enne per­met de franchir le cours de riv­ière. Evola pho­togra­phie l’ou­vrage, nous étab­lis­sons un cro­quis, nous deman­dons con­seil à la voi­sine. Le lende­main, nous sommes à l’ou­vrage sur notre por­tion de riv­ière. Ebranch­er l’ar­bre qui servi­ra de principe d’a­mar­rage, creuser la berge opposée pour fich­er un mât de métal, cal­culer la longueur du fil­in, pass­er com­mande de poulies, de ciment, de tenseurs. La semaine suiv­ante, l’ou­vrage prend forme. Entre temps Evola a con­stru­it une nacelle. Nous la sus­pendons, il y monte, il se lance, il tombe à l’eau. Nous véri­fions l’ac­croche, la ten­sion, l’équili­bre. Deux­ième essai, il tombe à l’eau. La troisième fois, il passe, mais le cul est au ras du flot. Com­ment ten­dre, la force des mus­cles n’y suf­fit pas et nous n’avons pas de treuil? Evola descend son qua­tre-qua­tre dans la riv­ière, nous attelons le fil­in à la boule de trac­tion, il démarre, en équili­bre dans l’ar­bre je serre le joint quand le fil­in est ten­du. Après deux jours d’ef­forts, ça y est: la nacelle glisse d’une berge à l’autre, Evola cir­cule dans les airs, il pour­ra faire ses com­mis­sions à la ville les jours d’or­age et de print­emps. Le lun­di, il m’ap­pelle cat­a­strophé. Un gar­di­en de la faune et de la flo­re, con­crète­ment un écol­o­giste por­tant un uni­forme de polici­er, est mon­té de la cap­i­tale lui intimer le retrait immé­di­at de l’ou­vrage au pré­texte que l’om­bre du fil­in “effraie les poissons”.