La camionnette dans le dos, un litre à la main, je fais face aux touristes qui mouillent leurs péniches sur le plan d’eau de Port-Lauragais. Ici se rencontrent les automobilistes de la A61 et les plaisanciers qui des canaux du Midi. Il y a trente-trois ans, je voyageais comme eux à bord d’une péniche de location. Nous arrivions en famille de Castelnaudary, nous atteignions Toulouse où j’achetais le lendemain l’album Unbehagen de Nina Hagen. Je prends une photo des péniches et l’envoie à mon père avec ce message: “nous étions ici il y a 33 ans”. De Hongrie, il me répond. “je ne reconnais pas”. J’ouvre un autre litre. Je prépare un pique-nique. Saucisson, pain, cornichons. Ne manque que la moutarde. Elle est dans l’armoire à victuailles. En appui sur la banquette arrière, la planche de surf empêche l’accès. Est-ce que je veux ma moutarde? Ce serait meilleur avec de la moutarde. J’extrais la planche de la camionnette, l’appuie à la verticale contre la portière. Tandis que je fouille l’armoire à moutarde, un coup de vent balaie la planche. Elle chute sur le parking, casse un de ses ailerons.
Mois : juin 2024
Avant les images
Aujourd’hui oublié, le souvenir des paysans qui sans faillir les dimanches partaient à pied pour rejoindre l’église et prier. Si la pacotille merveilleuse du prêtre était regardée comme un magie c’est en raison de l’âpreté de la vie quotidienne, mais encore de la difficulté chez l’individu à fourbir spontanément son imaginaire.
Grosseur
Imaginons une gros personnage qui grossit. Et un local exigu. Nu ne grossirait au-delà de la limite qu’impose la survie. Problème de la grosseur résolu. Les personnages gros, dans une société grosse où toute limitation est déclarée crime contre la liberté, vont continuer de grossir.
Banque
Message électronique de la banque hongroise que je découvre par hasard: “sans vérification rapide de vos identités, nous nous verrons obligés de fermer votre compte”. C’est ennuyeux, les quelques billets en Forint que j’introduis à l’occasion dans l’automate de la succursale servent à payer l’électricité et l’on mange déjà assez mal dans le pays. Rue Ezternyi, je trouve un bureau ouvert. Les affiches rouges avertissent le client: bienvenue dans l’ère de la “digisophie”! Comme je patiente avec quelques ménagères dépressives devant l’unique guichet, je prends le temps de lire le message d’intérêt général. Il traite de la révolution électronique. En résumé: grâce à notre application “digisophie”, faites tout en ligne!”. Signé: Votre banque. Trop tard, je m’approche du guichet. Lentement. Vingt minutes passent, c’est enfin mon tour. Une petite vielle qui mesure 1,50 mètres me demande l’origine de mes revenus. “Je n’en ai pas”. Ma réponse lui fait perdre dix centimètres. Elle gigote. Elle cherche ce qu’elle pourrait demander. Elle demande: vous avez une occupation? “Je suis écrivain”. Après avoir longuement consulté son programme, elle dit: “ça n’existe pas”. “Est-ce que vous seriez “autonome”? “Ou alors “entrepreneur”?”. Mon idée étant de me débarrasser au plus vite de la dame, de sa succursale et de la banque, je dis: “oui, c’est ça, autonome”. La dame coche la case et fait: “je ne sais pas s’ils vont accepter”. La dame dit: “si je comprends bien, vous êtes étranger?”. Oui, luis dis-je, c’est pourquoi j’ai un compte Monde que vous me facturez Euros 16.- par mois. La dame fait: “hum, le compte Monde c’est bien, mais l’important est de faire partie de l’Union Européenne!”.
OM
Occupé ces dernières heures, trente-six à peu près, la nuit en sus, à me demander si j’ai bien écrit OM et dans ce cas où se trouverait le manuscrit (sur cahier j’imagine), n’ayant jusqu’ici pas pris le courage de fouiller au ventre le buffet finlandais du salon où je remise mes écritures. Car, me dis-je, il faut, avant que de me lancer sur le dernier volet du triptyque SM, vérifié si j’en ai produit la partie centrale. Comment faire? Je vois mot par mot — donc clairement — cette scène de la Grande fille, une camarade d’université des années 1990 dont je raconte la grandeur et le défaut de charme, mes maladresses et ma bêtise, convaincu que cette scène ne figure pas dans TM, le volet premier du triptyque, celui-là publié et récompensé (un prix). 40 heures sont écoulées et je ne sais toujours pas: il va falloir ouvrir le buffet. En espérant ne m’être pas trompé car sinon, de quoi cette scène pourrait-elle être le souvenir (on ne se souvient pas d’une réalité mot par mot).
La fosse de Babel
“[] la tâche la plus urgente, pour les réprouvés que nous étions, consistait à créer aux Etats-Unis, c’est-à-dire au pôle mondial de la bonne conscience, un mouvement fasciste et un mouvement communiste clandestins et conjoints dirigés tous deux secrètement par les mêmes hommes, et dont les militants de base au contraire se battraient.”, Raymond Abellio.
Pont
Travaillé à demi-nu dans la rivière avec barres à mine et râteaux. L’orage de septembre à drossé des arbres, la pierraille a bouché les conduits sous-pont. L’hiver, la neige coulée a rendu le passage à gué inutilisable. Deux fois vingt jours, Evola était bloqué. Il est dans l’eau, l’écume sur la nuque, à sertir. En amont, la gueule contre la parapet, je pousse. Fin d’après-midi nous avons un pin déchiqueté, de la petite branche, des pierres et des gravats. Quant à savoir si le débit plonge désormais en partie sous la masse de mortier, nous spéculons. Autour des nuages d’aspiration j’établis des barrages. En apesanteur, les poissons-doigts me fixent.