Mois : février 2023

Imaginaire

Lorsque j’a­chetais à Agrabuey il y a cinq ans, je ne me préoc­cu­pais ni de la géo­gra­phie ni des loisirs: les murs sont de pierre me dis­ais-je, la mon­tagne est boisée, le vil­lage compte des sources et une riv­ière, voilà. Ent­hou­si­aste du site et de ses habi­tants, gar­di­en de la chronique locale mon voisin s’en trou­va vexé. Lorsqu’il deman­da devant un groupe d’ex­pli­quer pourquoi, moi un Suisse, j’avais choisi de m’établir à Agrabuey, il s’at­tendait à une réponse pas­sion­née. “Un hasard”, dis-je. Je pré­ci­sais : le résul­tat d’un cal­cul. Car la même année je me prom­e­nais en Castille sur les hauts d’Ávi­la et chez les Andalous, dans l’ar­rière-pays de l’Axar­quie, vis­i­tant des pro­priétés aux promess­es com­pa­ra­bles, soli­tude, eau, bois. Si j’en par­le, c’est que (par­fois) le hasard fait bien les choses. Naïf que je suis, je ne voy­ais pas la France de l’autre côté du col. Le ter­ri­toire des Hautes-Pyrénées est heureuse­ment sauvage et peu habité — il aurait pu en aller autrement. Pour les sta­tions de ski de même. Ce sont les plus réputées d’Es­pagne, elles attirent les citadins et l’ar­gent, eh bien je n’y pen­sais pas. Toute éner­gies con­cen­trées sur les moyens d’un avenir vivant et moral (pro­tégé des “derniers hommes”) cher­chant du bois, de l’eau et de la pierre, et une posi­tion de repli, je ne situ­ais pas Agrabuey sur une carte réelle mais imaginaire. 

Carnaval

Pleine lumière depuis des jours et des jours et voilà que la veille de l’ar­rivée de Luv le ciel tourne au gris, le vent se lève et le ciel retombe, il neige. Garé près du bar depuis Mála­ga mon bus était enfin rangé dans le garage munic­i­pal. Une semaine que j’at­tendais, véri­fi­ant chaque matin les plaques de glace qui blo­quent les accès et voilà que la neige recom­mence de tomber: demain ce sera encore la pati­noire, car au vil­lage per­son­ne ne s’oc­cupe de répan­dre le sel. J’ap­pelle Evola. Coincé depuis dix jours sur le ter­rain, il racon­te qu’un paysan en tracteur vient de sor­tir la Jeep de la neige pour la tir­er jusqu’au pont sur la riv­ière. Plus tard, une dépan­neuse l’a chargée. Elle ne roule plus. Ce soir il dort dans un hôtel de Puente aux frais de l’as­sur­ance; ce soir, il est dans les bars, il s’a­muse. Mais il est atten­du en Suisse où il doit sat­is­faire à des corvées, rem­plir des papiers, négoci­er des aides. Début de soirée, le mécani­cien de Puente sig­nale que l’embrayage gril­lé de la Jeep a été remis à neuf. Evola monte à Agrabuey, achète en ligne son bil­let pour Genève. Le lende­main, je l’ac­com­pa­gne à Saragosse. Il monte dans le train de Barcelone quand Luv en descend. Entre-deux, je suis allé à mon ren­dez-vous chez le con­ces­sion­naire Volk­swa­gen-bureau-offi­ciel pour l’achat d’un bus-camp­ing tout-ter­rain. L’employé me reçoit dans un cagibi aquar­i­um au cen­tre de la halle d’ex­po­si­tion. Il est excité et jovial, il est gros et sym­pa­thique. Il con­naît Agrabuey et demande des nou­velles des voisins. Il cause vélo, voies vertes et ran­don­nées avant d’en venir à notre affaire: “voyez, dit-il en affichant sur son écran d’or­di­na­teur une cir­cu­laire en alle­mand, il y a pénurie de pièces chi­nois­es, aucune livrai­son de 4x4 n’est prévue avant la fin de l’an­née”. Alors il télé­phone en mon nom à un garage spé­cial­isé dans la cus­tomi­sa­tion et demande de me faire un prix d’a­mi pour la trans­for­ma­tion de mon bus. Puis il recom­mence à par­ler vélo.

Livres

Organ­isés sur une ligne côté gauche du lit, il y en a qua­tre, puis six et douze. A l’op­posé, en par­tie basse, dans le mou du tapis, un appareil dont je viens de faire l’ac­qui­si­tion: il per­met d’é­couter des sons enreg­istrés sur une clef USB. J’en ai qua­tre. Verte, la forêt; bleue, les riv­ières; jaune, les chants des oiseaux; noire, la con­quête de l’e­space. Pour ne plus enten­dre bat­tre le cœur, j’al­terne. Ou alors je reprends la lec­ture. Quelques livres me tombent des mains. Paul Morand, mau­vais. Claude Simon, illis­i­ble. D’autres redonnent vie. Charles Dantzig, son Dic­tio­n­naire égoïste de la lit­téra­ture. Que tal­ent ce type! Un bavard génial. Ce qu’il reste de la France. H‑G Wells, L’île du Doc­teur More­au. Et Gom­brow­icz, La Pornogra­phie, texte d’un fou! Plus ras­sur­ant, et amer et doux, Hen­ri Calet. Avec lui on se balade dans Paris (quand la ville existait). 

Ukraine

A la fin du film l’ac­teur qui joue le rôle du prési­dent Zelin­sky meurt assassiné.

Grave (suite)

Sosiété écrit en qua­tre jours, cor­rigé en deux mois. Peut-être que ça ne vaut rien. Com­ment savoir? L’ef­fort rend aveu­gle, l’acharne­ment c’est pire. Mais je n’aime pas com­mencer, j’aime finir. Donc je me devais. Pourquoi ces qua­tre jours? L’an dernier, non, celui d’a­vant, 2021, pen­dant l’époque noire de la fausse grippe mon­di­ale, mon ami suisse sur le départ, prêt à me rejoin­dre dans les Pyrénées sug­gère: “si tu écrivais sur le Covid?”. Ce que je n’ai pas fait. Sosiété est le réc­it de la con­fis­ca­tion de l’hu­man­ité. Fin du chapitre, du moins côté lit­téra­ture car pour ce qui est de la machiner­ie sociale elle s’emballe, elle nous emballe et chaque jour je me félicite d’être retranché dans mon vil­lage-trou, loin des citadins, loin des arti­fices, hors du zoo. Puis j’ai rep­longé dans l’écri­t­ure de Femme assise dont Gala a dit dès la pre­mière heure: “ce n’est pas le bon titre!”. Il est changé, mais je ne le dirai pas, je suis super­sti­tieux et le man­u­scrit n’est pas achevé. Entre-temps les Urgences. Une pre­mière nuit épou­vantable, une sec­onde pire que la pre­mière. Le som­meil me fuit, l’anx­iété me sub­merge, fait bat­tre le cœur, l’ac­célère, le ralen­tit, le plante, l’ac­célère. Dit comme ça, le phénomène a un air d’un spec­ta­cle mais le cœur est dans la chair qu’il fait bat­tre, qu’il soulève et c’est le corps entier qui remue, mon corps dans mon lit si bien qu’après des heures à jouer avec la mort (je crains qu’il ne s’ar­rête ce qui provoque des arrêts), quand point la lumière du jour, je réveille Gala et nous voici en route pour les Urgences de l’hôpi­tal, le cœur tou­jours à se soulever, à suf­fo­quer les poumons et tan­dis que je con­duis le bus Gala gémit: “tu vas t’ef­fon­dr­er, on va avoir une acci­dent”. Elles croy­ait que nous allions à Saragosse, à Madrid, hors du désert, là où il y a du ser­vice en blouse blanche. Il est vrai que je bre­douille et que je trem­ble excité et malade. Nous voici à Puente, à quinze min­utes d’A­grabuey, en bas de l’an­ci­enne école, il y a des infir­mières, elles ne savent pas, elles sont gen­tilles, c’est le matin, elles ne sont pas pressées, elles dis­ent: “il vaudrait mieux aller à l’hôpi­tal”. J’ig­no­rais que ces Urgences n’é­taient pas les seules Urgences, qu’elles n’é­taient pas des Urgences. A l’hôpi­tal, devant la mon­tagne, à l’heure où les réver­bères s’éteignent, la procé­dure habituelle avec bran­card, goutte à goutte et élec­tro­car­dio­gramme. Et la con­clu­sion: je n’ai rien. Rien n’est détectable en machine donc je n’ai rien. Retour à la mai­son, repise de la vie courante (au ralen­ti), con­tin­u­a­tion de l’écri­t­ure de la Femme assise et un peu de vélo fixe, à petite vitesse, l’ œil fixé sur les don­nées du jeu inter­ac­t­if. Femme assise: le sujet du roman est venu lors d’une de ces nuits proche d’en­fer, quand j’ai vu une femme entr­er dans ma cham­bre et s’asseoir sur le bord du lit. Et ne plus bouger. Beau­coup de plaisir à écrire ce livre. Le plaisir est force de création.