Mois : février 2022

Machine-outil

Si l’assem­blage des pièces fait la machine, il est aus­si vrai que la ville-machine pro­duit les pièces dont elle a besoin; les citadins sont ces pièces. Toutes ne sont pas effi­caces. Cer­taines sont mal accou­plées d’autres tombent sur le côté. Le rêve du Deus ex machi­na est de par­venir au max­i­mum d’in­té­gra­tion des pièces quelle que soit la fonc­tion qu’il exige de la machine.

Agrabuey

Manque de pluie. Il y a bien les ruis­seaux, les riv­ières et ces cas­cades qui font dire aux Espag­nols que c’est la mon­tagne mais très peu d’eau tombe du ciel et j’ai la nos­tal­gie des orages dra­ma­tiques qui dans le Gers déchi­raient soudain la masse plom­bée des nuages inon­dant les toits avec une force telle que toute lumière dis­parais­sait au-dessus de la contrée.

Expérience 5

Sans alcool — journées plus longues que ne bous­cule pas la mort, com­pagnon fatal des excès. En même temps, perte de curiosité pour les voy­ages de l’e­sprit. Sta­ble et reposé, le corps se porte vers le réel, l’in­tro­spec­tion est moins urgente.

Procès 5

La logique, ou tout sim­ple­ment l’ex­po­si­tion des faits en salle de jus­tice, voulait que je sois blanchi. Les deux femmes, juge et pro­cureur, ont déclaré la cul­pa­bil­ité. Ce faisant elles ont procédé comme procè­dent les femmes, par l’é­mo­tion. En out­re, elle se sont adossées à une posi­tion de principe, les mineurs doivent dans tous les cas être favorisés. Déci­sion aber­rante, déci­sion incon­séquente. Aber­rante: moi qui n’ai aucune estime pour la Jus­tice mais assez de morale pour ne pas men­tir, je suis encour­agé une autre fois à men­tir. Incon­séquente: si mes actes sont ceux que les mineurs dis­ent, je suis un fou dan­gereux, à ce titre bon à être enfer­mé. Mas­cu­line la jus­tice rel­e­vait de la mas­ca­rade, fémi­nine, elle n’est plus que procès d’intention.

Désir

J’au­rai aimé qu’il pleuve ou qu’il neige ou encore qu’il fasse nuit tout le jour.

Collaboration 2

Il n’en demeure pas moins, les malveil­lants sont en passe de réus­sir leur coup, nous sommes piégés. La robo­t­i­sa­tion, ce rêve d’il­lu­miné, est désor­mais au pro­gramme. Elle a ses par­ti­sans, ses com­men­ta­teurs, ses cri­tiques — débat qui ajoute au piège puisqu’il implique sur le principe une légitim­ité. Pour les per­son­nes qui ont comme moi un peu de recul et quelques idées, le drame est com­plet. Fal­lait-il être savant pour voir venir? Non, mais non. Les malveil­lants ont mon­té le piège sur place publique comme font les équipes de forains qui dressent le chapiteau. Nous imbé­ciles regar­dions faire. Main­tenant le monde entier est cap­tif, l’hori­zon est repeint, la lumière arti­fi­cielle. Atmo­sphère qui trou­ble les meilleurs cerveaux et aliène les ques­tions : faut-il numéris­er les iden­tités? trac­er les corps? diriger les flux? recom­bin­er le vivant? le dématéri­alis­er? le chosi­fi­er? Pire, pour men­er à bien le pro­jet, ne con­vient-il pas de dés­ac­tiv­er les récal­ci­trants? Les anciens vivants? Déjà je n’é­tais pas fier du régime de nos villes, ces machines à broy­er de l’homme dont l’ex­ten­sion allait de pair avec la con­fis­ca­tion des marges. Mais pour les malveil­lants le monde était encore trop grand. Il s’agis­sait de con­fis­quer le tout. De rabat­tre tech­nique­ment le pos­si­ble sur le réel. De cir­con­scrire la nature du monde. Pour­tant, ils ne sont pas mages! Dress­er en place publique un chapiteau est sans effet si le quidam ne vient pas s’in­staller sur les gradins pour admir­er le cirque. Voilà la col­lab­o­ra­tion. Elle con­sis­tait à jouer le jeu des malveil­lants. Comme un gosse, la pop­u­la­tion s’est ruée. Tombée dans le piège, elle s’est dite ravie. Il se referme, c’est à peine si elle se débat. Pas de spec­ta­cle, plus d’is­sues, elle est cap­tive? Elle min­imise. Sac­ri­fi­cielle par bêtise? Pas seule­ment : elle est aus­si coupable devant ceux qui, restés à l’ex­térieur, sont aujour­d’hui à décou­vert et que les malveil­lants enten­dent réduire au choix général par la violence.

Maître

Il avait plusieurs paires de chaus­sures qui habile­ment com­binées en auraient don­né une à chauss­er faute de quoi il allait pieds nus.

Collaboration

Grands respon­s­ables de l’a­vance­ment de la robo­t­i­sa­tion ceux qui ont souscrit aux con­di­tions du passe­port san­i­taire sous pré­texte de ne pas être privés des droits naturels du vivant. Ce qui établit une fois pour toutes que, sans sché­ma de valeur fon­da­men­tal, la démoc­ra­tie n’est qu’une dic­tature par groupe interposé.

Traduction

Occupé à par­faire l’équipement de mon vélo de voy­age, je com­mande du matériel en ligne. Dernière com­mande, des rehausseurs pour les exten­sions de guidon. A récep­tion, je con­state une erreur de manip­u­la­tion de l’or­di­na­teur, j’ai com­mandé à dou­ble. J’im­prime l’é­ti­quette de ren­voi, je rem­balle, je ferme le car­ton, je dépose le col­is devant la porte de la mai­son. A la date indiquée pour la reprise, pas de pas­sage du livreur. Un jour puis deux jours passent. Je ren­voie la demande de reprise, fixe une autre date. Trois jours plus tard, rien. A la fin de la semaine, les voisins de la rue par­lent de mon col­is. Le paysan: “il y a bien six jours qu’il est là!”. Mer­cre­di dernier, je reçois un mail: “votre col­is no 89740 a été pris en charge à 8h09”. J’ou­vre ma porte, le col­is est tou­jours là. Au vendeur de matériel de vélo, j’écris: “mon col­is est tou­jours là!”. Le paysan qui n’a pas con­nais­sance de mes tribu­la­tions me dit le soir: “ton col­is est tou­jours là Alexan­dre?”. Le lende­main, je bois le café au salon lorsque vient à pass­er dans la rue une famille de touristes français. Le père s’ar­rête der­rière ma porte, appelle ses enfants. Il traduit de l’es­pag­nol le mot que j’ai scotché sur le col­is: ” cela veut dire, si je ne suis pas là, vous pou­vez vous ren­seign­er auprès de n’im­porte quel voisin. “Veci­no” es enfants veut dire voisin”. Et le père de con­clure : “vous voyez, c’est pra­tique, comme ça il est sûr que l’on repren­dra rapi­de­ment son colis”. 

Valle

Avec le paysan pour vis­iter une fois encore le ter­rain. Au volant d’un util­i­taire Mer­cedes haut sur châs­sis, il passe où je n’oserais jamais pass­er. Il plonge dans le ruis­seau, grimpe la berge, roule sans ralen­tir sur le pont cassé qui fran­chit la riv­ière. Le por­tail à tracteurs qui clôt le ter­rain, il l’ou­vre au moyen d’une clef dénichée dans les arbres. A chaque ques­tion, il donne une réponse directe, qui ne s’in­vente pas. La plu­part des chantiers entre­pris sur le ter­rain sont illé­gaux? Oui. “Oh, ça? les pier­res vien­nent de la riv­ière”, “je sais, mais j’ai quand même creusé”, “finale­ment, ils ont dit que ça n’é­tait pas trop vis­i­ble”, “la source? il suf­fit de pom­per”. Ce qui ne dit pas que les con­trôles seront aus­si lâch­es à l’avenir, du moins si la société n’af­fronte pas des prob­lèmes nou­veaux et urgents — je crois à une avalanche immi­nente de prob­lèmes, d’où mon opti­misme. Le paysan est de l’autre généra­tion. Celle qui ne doutait pas de son droit sur terre. L’ad­min­is­tra­tion? En cas de con­flit, bien sûr, elle pou­vait être utile. Mais elle ne venait pas à vous, elle ne vous tondait pas comme c’est devenu la règle. Nous déam­bu­lons sur le ter­rain, moi avec mes ques­tions, lui avec ses répons­es. Il mon­tre un trou. A la pre­mière vis­ite, j’ai cru voir une car­rière. “C’est moi qui ai fait ce trou, je pen­sais con­stru­ire une mai­son souter­raine ou une cave… je ne sais plus”. “Et le chemin par lequel nous sommes venus?”. Il mène à des pâturages. Je par­le au paysan du monastère. Il n’en a jamais enten­du par­ler. Je dis que je me suis servi des repérages satel­lites. Il s’é­tonne: “il y a bien le Français…”. Nous remon­tons dans la Mer­cedes. Il enclenche le 4x4. Nous gravis­sons la mon­tagne sur une pente mar­quée d’éboulis. La car­lingue part de tra­vers, se redresse, tutoie les ravins, patine, repart. Assis à l’ar­rière, je suis sec­oué, je me cogne. Le paysan roule sans appréhen­sion. Il désigne le lit de la riv­ière en con­tre­bas, les aigles dans le ciel, les murets ruinés, les défilés. Quand nous retrou­vons enfin le plat, c’est le pâturage. Je crois recon­naître le monastère. Il est vrai qu’il se con­fond avec les ruines de granges en pier­res de la région, mais nous finis­sons par tomber d’ac­cord: il y a un clocher sur la cimaise. “Et le Français?”, je demande. “Plus loin, répond le paysan, on y va si vous voulez mais s’il est là, il nous chas­sera, il n’aime pas les vis­i­teurs”. Dix min­utes plus tard, au-dessus d’une étroite val­lée, nous sommes en vue d’une “bor­da” effon­drée. Le paysan arrête l’u­til­i­taire. Il observe. “Je crois qu’il n’est pas là”, dit-il. C’est le bout du chemin, au-delà il n’y a plus que de la forêt. Je con­sid­ère le lieu: nous sommes en alti­tude, sans eau, devant une habi­ta­tion effon­drée, à des kilo­mètres de la pre­mière route, à des dizaines de kilo­mètres du pre­mier village.