Avec le paysan pour visiter une fois encore le terrain. Au volant d’un utilitaire Mercedes haut sur châssis, il passe où je n’oserais jamais passer. Il plonge dans le ruisseau, grimpe la berge, roule sans ralentir sur le pont cassé qui franchit la rivière. Le portail à tracteurs qui clôt le terrain, il l’ouvre au moyen d’une clef dénichée dans les arbres. A chaque question, il donne une réponse directe, qui ne s’invente pas. La plupart des chantiers entrepris sur le terrain sont illégaux? Oui. “Oh, ça? les pierres viennent de la rivière”, “je sais, mais j’ai quand même creusé”, “finalement, ils ont dit que ça n’était pas trop visible”, “la source? il suffit de pomper”. Ce qui ne dit pas que les contrôles seront aussi lâches à l’avenir, du moins si la société n’affronte pas des problèmes nouveaux et urgents — je crois à une avalanche imminente de problèmes, d’où mon optimisme. Le paysan est de l’autre génération. Celle qui ne doutait pas de son droit sur terre. L’administration? En cas de conflit, bien sûr, elle pouvait être utile. Mais elle ne venait pas à vous, elle ne vous tondait pas comme c’est devenu la règle. Nous déambulons sur le terrain, moi avec mes questions, lui avec ses réponses. Il montre un trou. A la première visite, j’ai cru voir une carrière. “C’est moi qui ai fait ce trou, je pensais construire une maison souterraine ou une cave… je ne sais plus”. “Et le chemin par lequel nous sommes venus?”. Il mène à des pâturages. Je parle au paysan du monastère. Il n’en a jamais entendu parler. Je dis que je me suis servi des repérages satellites. Il s’étonne: “il y a bien le Français…”. Nous remontons dans la Mercedes. Il enclenche le 4x4. Nous gravissons la montagne sur une pente marquée d’éboulis. La carlingue part de travers, se redresse, tutoie les ravins, patine, repart. Assis à l’arrière, je suis secoué, je me cogne. Le paysan roule sans appréhension. Il désigne le lit de la rivière en contrebas, les aigles dans le ciel, les murets ruinés, les défilés. Quand nous retrouvons enfin le plat, c’est le pâturage. Je crois reconnaître le monastère. Il est vrai qu’il se confond avec les ruines de granges en pierres de la région, mais nous finissons par tomber d’accord: il y a un clocher sur la cimaise. “Et le Français?”, je demande. “Plus loin, répond le paysan, on y va si vous voulez mais s’il est là, il nous chassera, il n’aime pas les visiteurs”. Dix minutes plus tard, au-dessus d’une étroite vallée, nous sommes en vue d’une “borda” effondrée. Le paysan arrête l’utilitaire. Il observe. “Je crois qu’il n’est pas là”, dit-il. C’est le bout du chemin, au-delà il n’y a plus que de la forêt. Je considère le lieu: nous sommes en altitude, sans eau, devant une habitation effondrée, à des kilomètres de la première route, à des dizaines de kilomètres du premier village.