N’en déplaise aux idéalistes, dans une société d’argent l’argent contribue à la liberté. La logique du travail que décrit Weber dans son éthique protestante, une fois enlevée l’approche religieuse, conserve une valeur psychologique et morale: le travail comme engagement et sacerdoce servira pour un temps encore de principe structurant de l’existence, mais il est à parier que nous vivons le crépuscule de cette approche qui donnait sens aux vies ouvrières et bourgeoises. Alors que l’argent, promu valeur universelle et exclusive, permet non seulement de contourner le problème du labeur, mais encore les règles et les lois. Témoin de cette évolution anti-idéaliste de la liberté pratique (et pour partie spirituelle tant il est vrai qu’il n’y a de méditation possible que si le temps n’est pas compté), la situation actuelle de mes anciens compagnons de squat, particulièrement ceux qui ont transformé le rapt de propriété en utopie urbaine rachetant via des coopératives des immeubles dans les centres-villes, s’établissant comme locataires sur ces propriétés hypothéquées, édictant des règles de liberté propres à la communauté, cela au nom d’une pédagogie de l’habitat qui renvoie plus aux groupements hippies et aux intellectuels néosocialistes tels que Hundertwasser ou Illich qu’aux occupations punk des années 1980–1990. Que se passe-t-il ces jours? Leurs bâtiments situés au cœur des villes sont soumis à toutes les vexations qu’organise le pouvoir. Leurs bâtiments sont propriétés des banques car ils ne sont jamais parvenus à les racheter. Leur modèle de consommation fondé sur le pillage tranquille s’essouffle car ayant misé sur l’exploitation de la société d’abondance ils la découvrent en faillite. Leurs employabilité est mise à mal par la fin du “ruissellement” lié à cette même prospérité. Enfin, leurs enfants désertent le mode de vie idéal. Dans toutes ces situations, c’est d’argent dont il est question — de son manque.
Mois : janvier 2022
Déshérités
Il y a quelques années j’étais à Chindale, chef-lieu de la Nation Navajo, dans le Colorado; on voyait dans ce désert des Indiens titubants, des gosses tenus par des éducateurs blancs, des prostituées lépreuses et de la terre jaune le long de rues tristes. Un sentiment de fin de civilisation, ou plutôt d’impossible retour à la civilisation. Ce soir je regarde The Killing, une série policière quelconque et retrouve à l’occasion d’une scène filmée dans une réserve d’Indiens d’Amérique ce même sentiment de catastrophe, sauf qu’il m’apparaît aujourd’hui, face à ce désolant spectacle, que c’est nous dorénavant qui nous préparons à subir les effets délétères d’une mise au ban et j’imagine avec angoisse fanfaronner les brigands qui vilipendent avec méthode heure après heure notre mode de civilisation issu des Grecs et des Latins au profit d’un fiction néfaste et robotique où le post-humain se prend pour le membre émérite d’une espèce supérieure.
Ici
Banquet tranquille, au soleil, en manches courtes, sur les berges de notre rivière de village. Un voisin apporte la table, un autre une chaise, des chaises, des verres (sur lesquelles il écrit nos prénoms), du vin, des olives, le chorizo. Peu à peu nous avons une réunion complète de vingt voisins. Val qui vit au pied des pâturages nous revient avec une grande paella, nous mangeons tout l’après-midi parlant organisation de la course de vélo de juin, autoroute payantes et fermes à canards (pour le pâté) tandis que les enfants, ils sont douze ou plus, passent en coup de vent, jusqu’au moment du dessert (confectionné par Juana qui est maître-pâtissière) où Patricia entonne une chanson d’anniversaire que reprennent en chœur les amis, juste avant que Francisco, les enfants déjà repartis vers le labyrinthe des ruelles, ne demande : “qui fête-t-on aujourd’hui?”.