Se défendre, lutter, fuir, argumenter, construire et reconstruire, l’exercice est vain quand une partie des vivants par crainte du changement et de la mort sociale à la moindre alerte met le genou à terre pour stabiliser le plancher et assurer son destin.
Mois : juin 2021
Amitié
Installé sur cette terre grecque aux paysages de début d’un monde, Aristote écrit L’éthique à Nicomaque. Devant Athènes, l’horizon. Dans la ville les citoyens que l’on assemble selon des lois mais que l’on peut aussi assembler selon les règles courtoises de l’amitié. La langue et l’invite portent aussi loin que porte la voix: c’est la distance à laquelle se tiennent les hommes (la guerre fait partie de ce bien). L’amitié, la sympathie, car la civilisation n’a pas encore le poids monstrueux qu’elle acquerra bientôt sous l’effet vertigineux de la pierre, du métal et du charbon, de l’atome et du numérique.
Visée
L’outil appelle la collaboration, la collaboration le vêtement; ne va pas nu qui franchit le cercle intime de la famille ou du groupe. Douze mille ans après le néolithique, nous voici à la fin du vingtième siècle: apparaît l’outil des outils que l’on nomme en raison de sa fonction première, le téléphone (portable). Un vecteur individuel d’interaction avec le monde des machines qui informe, conforme, ordonne, simplifie et complique les relations entre l’homme et les hommes, entre l’homme et le monde. Quoique subtil entre tous, cet outil est encore un médiateur et à ce titre un lointain héritier de la pierre polie. L’un comme l’autre sont extérieurs ou si l’on veut “devant l’homme”. L’individu ouvre la main, saisit le téléphone, le manipule. Après les outils et l’outil des outils, a lieu ces jours une troisième révolution. Au terme d’un processus de dématérialisation le téléphone libère son contenu qui s’introduit sous la peau et fait irruption dans le corps propre. Ravis de la prouesse technique les scientistes baptisent le résultat, c’est l’homme connecté. Or, l’expression est trompeuse. Car il ne peut être question d’homme puisque qu’il n’est plus question d’autonomie (laquelle exige un degré limité de dépendance); en réalité, nous avons affaire à un “objet connecté”. Désormais il faut ranger au côté des cafetières programmables, des tondeuses intelligentes, des robots de loisir et des algorithmes de reconnaissance, un objet nouveau, l’homme. Il est d’ailleurs vraisemblable — c’est la meilleure hypothèse — que la refonte capitaliste opérée à la faveur de la crise du virus ait pour visée principale ce devenir-objet de l’homme. Ce qui implique en toute logique que les dépositaires de la visée se sont auto-soustrait de ce projet de requalification du groupe humain.
Silence
La nuit les grillons sont à ma fenêtre. Les échos de leur chant donnent la mesure du silence. A trois heures trente, passereaux et mésanges sifflent dans l’impasse. Jusqu’à six heures, se succèdent les jeux de voltige et les bruits d’ailes. A l’annonce de l’aube, silence. Le phénomène est soudain: tout s’arrête, la lumière monte. Vingt minutes plus tard il fait jour. Alors surgissent les hirondelles. Parties des toits de pierre, elles planent au-dessus des rues, plongent et rasent le pavé et remontent au ciel. Quand le premier voisin (il n’y en a que deux) ouvre sa porte, je me rendors.
Hauts déserts
Montée en début d’après-midi dans la lumière entre ciel bleu et terre rouge au monastère troglodyte de San Juan de la Peña. Plus rapide sur le vélo de course, j’atteins mon but en une heure vingt, dépassé par une voiture, un camion, une moto. Le reste n’est que silence, vue large, pierres chaudes. A l’arrêt devant l’église, barre de céréale pour se conformer à “ce qu’il faut faire “, une rasade d’eau chaude puis le retour par la même route couverte de lézards, gardée de hauts blocs. Au fil de la roue, des hameaux secs et jaunes (celui de Botaya dont le maire se réjouit d’avoir un chemin en impasse, “comme ça, personne ne vient nous voir”), un four à pain ruiné, une fontaine de source. Devant la Piste de glace du chef-lieu, après avoir couché le vélo dans le coffre de la Dodge, je vais au supermarché Géant faire de l’essence. Derrière son guichet à lucarne bardé de métal, j’échange le salut puis l’argent avec une nouvelle employée dont je ne saurais rien son visage caché par le dispositif de sécurité et le masque viral. A la maison, je cuisine un filet mignon au curry de Madras et gingembre frais; tandis que le plat mijote, j’enclenche avec trois litres de bière sous la main le cycle coutumier combat MMA, musique extrême, vidéos psy-trance et contre-informations — une bonne journée.