Mois : juin 2021

An 2 (XXXV)

Se défendre, lut­ter, fuir, argu­menter, con­stru­ire et recon­stru­ire, l’ex­er­ci­ce est vain quand une par­tie des vivants par crainte du change­ment et de la mort sociale à la moin­dre alerte met le genou à terre pour sta­bilis­er le planch­er et assur­er son destin.

Amitié

Instal­lé sur cette terre grecque aux paysages de début d’un monde, Aris­tote écrit L’éthique à Nico­maque. Devant Athènes, l’hori­zon. Dans la ville les citoyens que l’on assem­ble selon des lois mais que l’on peut aus­si assem­bler selon les règles cour­tois­es de l’ami­tié. La langue et l’in­vite por­tent aus­si loin que porte la voix: c’est la dis­tance à laque­lle se tien­nent les hommes (la guerre fait par­tie de ce bien). L’ami­tié, la sym­pa­thie, car la civil­i­sa­tion n’a pas encore le poids mon­strueux qu’elle acquer­ra bien­tôt sous l’ef­fet ver­tig­ineux de la pierre, du métal et du char­bon, de l’atome et du numérique. 

Question

Pourquoi ne faire que ce que l’on nous autorise?

Courte échelle

Cet homme impor­tant — écrire aujour­d’hui “en vue” — le devint car tous ceux qui avaient pour ambi­tion de devenir comme lui cher­chaient à obtenir ses grâces. 

Généalogie

Ils mangeaient de la terre et la trou­vaient bonne car “c’est la terre des ancêtres”.

Visée

L’outil appelle la col­lab­o­ra­tion, la col­lab­o­ra­tion le vête­ment; ne va pas nu qui fran­chit le cer­cle intime de la famille ou du groupe. Douze mille ans après le néolithique, nous voici à la fin du vingtième siè­cle: appa­raît l’outil des out­ils que l’on nomme en rai­son de sa fonc­tion pre­mière, le télé­phone (portable). Un vecteur indi­vidu­el d’in­ter­ac­tion avec le monde des machines qui informe, con­forme, ordonne, sim­pli­fie et com­plique les rela­tions entre l’homme et les hommes, entre l’homme et le monde. Quoique sub­til entre tous, cet out­il est encore un médi­a­teur et à ce titre un loin­tain héri­ti­er de la pierre polie. L’un comme l’autre sont extérieurs ou si l’on veut “devant l’homme”. L’in­di­vidu ouvre la main, saisit le télé­phone, le manip­ule. Après les out­ils et l’outil des out­ils, a lieu ces jours une troisième révo­lu­tion. Au terme d’un proces­sus de dématéri­al­i­sa­tion le télé­phone libère son con­tenu qui s’in­tro­duit sous la peau et fait irrup­tion dans le corps pro­pre. Ravis de la prouesse tech­nique les sci­en­tistes bap­tisent le résul­tat, c’est l’homme con­nec­té. Or, l’ex­pres­sion est trompeuse. Car il ne peut être ques­tion d’homme puisque qu’il n’est plus ques­tion d’au­tonomie (laque­lle exige un degré lim­ité de dépen­dance); en réal­ité, nous avons affaire à un “objet con­nec­té”. Désor­mais il faut ranger au côté des cafetières pro­gram­ma­bles, des ton­deuses intel­li­gentes, des robots de loisir et des algo­rithmes de recon­nais­sance, un objet nou­veau, l’homme. Il est d’ailleurs vraisem­blable — c’est la meilleure hypothèse — que la refonte cap­i­tal­iste opérée à la faveur de la crise du virus ait pour visée prin­ci­pale ce devenir-objet de l’homme. Ce qui implique en toute logique que les déposi­taires de la visée se sont auto-sous­trait de ce pro­jet de requal­i­fi­ca­tion du groupe humain. 

Silence

La nuit les gril­lons sont à ma fenêtre. Les échos de leur chant don­nent la mesure du silence. A trois heures trente, passereaux et mésanges sif­flent dans l’im­passe. Jusqu’à six heures, se suc­cè­dent les jeux de voltige et les bruits d’ailes. A l’an­nonce de l’aube, silence. Le phénomène est soudain: tout s’ar­rête, la lumière monte. Vingt min­utes plus tard il fait jour. Alors sur­gis­sent les hiron­delles. Par­ties des toits de pierre, elles pla­nent au-dessus des rues, plon­gent et rasent le pavé et remon­tent au ciel. Quand le pre­mier voisin (il n’y en a que deux) ouvre sa porte, je me rendors. 

Futurible

Etre hors du monde. Quand nous le serons, nous pour­rons refaire société, récupér­er la vie, récupér­er le bon­heur et finale­ment refaire le monde.

Hauts déserts

Mon­tée en début d’après-midi dans la lumière entre ciel bleu et terre rouge au monastère troglodyte de San Juan de la Peña. Plus rapi­de sur le vélo de course, j’at­teins mon but en une heure vingt, dépassé par une voiture, un camion, une moto. Le reste n’est que silence, vue large, pier­res chaudes. A l’ar­rêt devant l’église, barre de céréale pour se con­former à “ce qu’il faut faire “, une rasade d’eau chaude puis le retour par la même route cou­verte de lézards, gardée de hauts blocs. Au fil de la roue, des hameaux secs et jaunes (celui de Botaya dont le maire se réjouit d’avoir un chemin en impasse, “comme ça, per­son­ne ne vient nous voir”), un four à pain ruiné, une fontaine de source. Devant la Piste de glace du chef-lieu, après avoir couché le vélo dans le cof­fre de la Dodge, je vais au super­marché Géant faire de l’essence. Der­rière son guichet à lucarne bardé de métal, j’échange le salut puis l’ar­gent avec une nou­velle employée dont je ne saurais rien son vis­age caché par le dis­posi­tif de sécu­rité et le masque viral. A la mai­son, je cui­sine un filet mignon au cur­ry de Madras et gin­gem­bre frais; tan­dis que le plat mijote, j’en­clenche avec trois litres de bière sous la main le cycle cou­tu­mi­er com­bat MMA, musique extrême, vidéos psy-trance et con­tre-infor­ma­tions — une bonne journée.

An 2 (XXXIV)

“Les plages espag­noles ouvertes aux vac­cinés” titre la presse: pri­vati­sa­tion arbi­traire de l’e­space public.