Une pluie fine arrose sur la table de marbre mes avocats. Les hirondelles rasent les murs de pierre. En cuisine, je fris du curry de Madras, prépare un poulet-basmati. Tout à l’heure, je reprendrai les corrections de Sosiété que j’espère finir de réviser ce soir. Trêve de sport ce dimanche, j’ai remonté hier le col de Somport jusqu’en France. Au passage de la douane fantôme, comme j’allais devant Alejandro (pulsations 155 pour 13 km/h et 8% de pente), je cause avec un couple de Teruel qui dit: “nous sommes là pour la route du Saint-Graal”, et d’entreprendre l’histoire mystique du divin produit que je connais puisque cela concerne aussi Agrabuey. Au retour, apéritif dans la rue: tous les voisins sont là, le vendeur de peinture, l’abatteurs de moutons, le vétérinaire, le guide de montagne, la géologue. J’apporte mes bouteilles de bière, le paysan coupe du Serrano, sa femme me tend une chaise de paille.
Mois : mai 2021
An 2 (XXIX)
L’Europe donc le monde se ferment. Face à un choix contraint, telle est la question (à laquelle je réponds sans hésiter) : serai-je à l’intérieur ou à l’extérieur de la fermeture? Les uns survivront, les autres, quoique dans le péril et peut-être sans trop de longévité, comme on vivait vivront.
Sympathie
En France hier par le col de Somport. Stations de ski fantômes sur le versant espagnol, café panoramique fermé au passage de frontière, longue descente à travers les pacages et les forêts sèches. J’atteins alors l’entrée du tunnel où sont postés les gendarmes. Je fais signe, ils répondent. Je fais signe que je veux leur parler, ils coulissent la porte latérale du fourgon. Non, disent-ils, mercredi ce sera une autre équipe. Bien — mais je voudrais savoir si j’aurai besoin d’un test (ne voulant pas faire ce que je ne veux pas faire, force est d’anticiper). Un certificat de travail suffira, répondent-ils, après quoi nous parlons vélo. Le plus jeune est monté ce matin sur le col. Pour faire de la conversation, je compare le versant français au versant espagnol. “Je ne suis jamais allé de l’autre côté”, avoue-t-il. Remerciements, salut, j’enfourche le vélo et commence l’ascension du retour, six cent mètres de dénivelé. Pendant les cinquante minutes de montée, je croise quatre fois la patrouille de gendarmerie. Deux fois en direction du sommet, deux fois en direction de la vallée, et chaque fois les gendarmes tendent le pouce, agitent la main, klaxonnent.
Vie matérielle
Aujourd’hui, j’ai lavé des draps, cuit un pain, changé un pneu de vélo, lissé de stuc un mur, rangé les albums Tintin, construit une cible de tir, allumé deux feux, étudié le mode d’emploi d’un bac à glace pour la Dodge, écouté Capra, rempli le réservoir de mazout, nourri les oiseaux et décalcifié ma paroi de douche.
Trou
Ce dans quoi nous vivons, le village étant construit sur un fond, entre des parois de pierre artificiellement plantées de pins (je le sais par le paysan, les soldats franquistes ont ensemencé). Parti du seuil de ma Maison des Neiges — ainsi baptisée par les fondateurs, ce que confirme la plaque de faïence apposée sur le mur de façade — j’ai franchi trois fois de suite le col, montée et descente, en une heure et quarante neuf minutes. Les voisins qui me croisent sur la route en voiture : “tu fais quoi?”. Entre deux expirations, je ris et salue. Passé huit heures, de retour devant la source principale du village, j’ai accumulé 1230 mètres de montée.