Ce n’est plus une société, amis un navire-hôpital; et c’est à bord de cette chose que naissent nos enfants.
Mois : avril 2021
Etat
Penser encore, et mieux, il le faut — comment? Que faire? Nier, s’aligner? Devant le paysage coutumier que divisent de mauvaises catégories, comment rejoindre une position d’équilibre? Pratiquement, le travail du corps et l’art, pour soi, approches pratiques dans la réaction, sont toujours suffisantes, suffisantes car elles illustrent l’énergie première, l’énergie de la vie. Face aux circonstances adverses, le bon sens est la défense primitive. J’en jurerais: l’effort pour l’effort est inaliénable. Il échappe à la pesanteur et propulse l’homme généreux.
La fête
Levé alors qu’il faisait encore nuit, j’ai achevé la réécriture de Sosiété vers midi. Les temps sont respectés, je m’étais donné jusqu’au 15 avril pour finir. Afin de ne pas péjorer l’effort — c’est psychologique — je n’étais plus descendu dans le centre commerçant de la ville voisine depuis dix jours. Ce qui correspond également à la période de jeûne: entraînement augmenté (Krav maga, vélo, pilates, fractionnés) et suspension de l’alcool. Le manuscrit rangé, je ramasse mes cabas, je monte en voiture. Pour bien faire, j’ai recopié la liste des produits manquants tels qu’annotés sur l’ardoise de la cuisine. Maintenant, je défile dans les rayons du Gigante comme si je participais à une course d’orientation. Sauf qu’il n’y a pas d’obstacles. Je ne suis pas tout à fait seul, le personnel arpente le lieu, mais pour ce qui est des clients, nous ne sommes pas plus de trois ou quatre sous l’immense structure. Dans le caddie, je dépose des machines (une tondeuse à barbe, un sécateur), des légumes (radis noir, curcuma frais, tomates roses), un poulet jaune, des gels sportifs, de la farine complète et des produits de toilettes dont une bouteille de la célèbre eau de Cologne de l’ ”Instituto español” dont s’aspergeaient tous les habitant du pays entre l’après-guerre et la fin du vingtième siècle. Et comme d’habitude je goûte le silence, au vide, à l’étrangeté de ce supermarché désert. Des oiseaux volent entre les poutres de laminé, les messages de prudence (“nous vous conservons en bonne santé”) retentissent à intervalles dans le système de sonorisation. Les spéculations des situ deviennent ici réalité: la marchandise a remplacé l’humain. A la fin du parcours, je vais aux caisses. Il y en a douze pour une seule caissière en activité. “Dirigez vous maintenant vers la caisse numéro 13”, m’ordonne le haut-parleur. Lorsque toutes les marchandises sont scannées, je présente cette carte de crédit neuve que l’on m’a envoyée l’an dernier, que je n’ai jamais utilisée car ma carte habituelle, a dit la banque par téléphone, a été piratée. La caissière s’excuse et me rend mon morceau de plastique, ça ne marche pas. Je sors des billets. Elle les considère, les lisse, les prend. Le masque en travers du visage je pousse mon caddie ver la sortie: 300 mètres d’arcades commerciales vides. Place la marchandise dans le coffre de la Dodge, reviens dans le centre Gigante, pénètre chez le Chinois, le seul indépendant à n’avoir pas résilié son bail, achète un cactus à oreillettes, du liquide de lavande, des cubes d’allumage et de la gouache.
Normale
Combate Americas, chaîne de MMA inter-américaine à laquelle je suis abonné, introduit désormais entre les rounds des séquences de publicité qui voient défiler les nouvelles stars de la fédération, toutes du Sud. A l’instant j’entendais Anali López, plus que normale donc loin du désordre mental européen déclarer (en espagnol) face aux caméras: “Pour moi, c’est un honneur de défendre le drapeau du Mexique où que nous allions, j’aime mon sang, ma race, ma langue” — Combate 41 — Lake Tahoe.
Détails
Pluie importante hier. Les voisins rentrent les chiens, ferment les portes cochères. Les oiseaux jouent, le noyer tremble. Plus de vingt jours que le soleil dardait les toits. Pendant quelques heures la montagne se couvre de blanc, puis la température remonte, la rivière gonfle ses eaux. A l’intérieur, il faut du feu. Pour moi, c’est habituel: quand j’écris, j’ai froid et ces jours je corrige Sosiété, tâche de longue haleine, ardue (si l’on veut bien faire), infinie (si l’on veut mieux faire), donc ennuyeuse et peu rassurante. En même temps, je cuisine, c’est à dire que j’invente des recettes. Rien de tel que de jongler avec les fonds d’armoire. De plus, cela permet de rester au village, car j’ai la hantise de ce p… de masque dont on nous oblige à nous couvrir. Pour éviter les régions commerçantes, je repousse jour après jour un rendez-vous chez le coiffeur: j’ai l’air d’un faune. Le soir, quand le ciel s’apaise, je mets à l’écran, sous régime de piratage, un policier australien qui tient plus du drame que du scénario technique et visionne enfin, au milieu du marasme hollywoodien, un film tourné par un réalisateur australien conscient de l’histoire et des enjeux du genre (The Dry, de Robert Connolly).
Ecriture plastique
Cette génération de demi-pionniers de l’abstrait géométrique réunis autour de l’architecte Max Bill (à commencer par Verena Lowensberg) a réussi je ne sais par quel tour de passe-passe façon Duchamp à embrigader les jeunes crédules des écoles d’art suisses qui se mirent dès lors à confondre élaboration rationnelle, couleur pur et forme mathématique (rond, carré, ligne) au point de nier tout art de recherche usant librement des figures. Non seulement ils se condamnaient par là à un triste anachronisme en répétant les inventions iconoclastes des aînés, mais ils se livraient pieds et poings aux milieux d’affaire trop heureux de favoriser l’illustration au dépend de la subversion (ce dont témoigna dans les années 1990 mon amie peintre L.P. qui s’exclama: “je ne peindrai plus, toutes mes toiles finissent sur les cimaises des banques!” — à ma connaissance, elle tint parole). Ce suivisme (voir les idiots volontaristes de BMPT…) a produit les émules actuels des néo-géo; ces derniers ont si bien effacé de leur esprit tout notion d’art travaillé (plutôt que pensé) qu’ils croient dur comme fer à l’universalité de leurs principes, ce qui leur vaut désormais de manipuler les mots dans la phrase et les phrases dans le texte tels des objets que l’on saisirait sur le modèle de la pièce Lego avec pour conséquence deux effets secondaires: ils colonisent par leurs textes remplacistes une littérature qui est déjà bien en peine de de défendre la valeur esprit devant l’offensive industrielle des images (et qui ne saurait, sinon par volonté d’auto-légitimation, être comparée au matérialisme du Nouveau roman dont les membres émérites avaient une culture et un don musical certains, que l’on songe ici au Degrés de Butor ou au Miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet) et jouent mutatis-mutandis envers les héritiers le rôle que jouèrent pour eux, en leur époque, les demi-pionniers de l’abstrait géométrique.