Levé alors qu’il faisait encore nuit, j’ai achevé la réécriture de Sosiété vers midi. Les temps sont respectés, je m’étais donné jusqu’au 15 avril pour finir. Afin de ne pas péjorer l’effort — c’est psychologique — je n’étais plus descendu dans le centre commerçant de la ville voisine depuis dix jours. Ce qui correspond également à la période de jeûne: entraînement augmenté (Krav maga, vélo, pilates, fractionnés) et suspension de l’alcool. Le manuscrit rangé, je ramasse mes cabas, je monte en voiture. Pour bien faire, j’ai recopié la liste des produits manquants tels qu’annotés sur l’ardoise de la cuisine. Maintenant, je défile dans les rayons du Gigante comme si je participais à une course d’orientation. Sauf qu’il n’y a pas d’obstacles. Je ne suis pas tout à fait seul, le personnel arpente le lieu, mais pour ce qui est des clients, nous ne sommes pas plus de trois ou quatre sous l’immense structure. Dans le caddie, je dépose des machines (une tondeuse à barbe, un sécateur), des légumes (radis noir, curcuma frais, tomates roses), un poulet jaune, des gels sportifs, de la farine complète et des produits de toilettes dont une bouteille de la célèbre eau de Cologne de l’ ”Instituto español” dont s’aspergeaient tous les habitant du pays entre l’après-guerre et la fin du vingtième siècle. Et comme d’habitude je goûte le silence, au vide, à l’étrangeté de ce supermarché désert. Des oiseaux volent entre les poutres de laminé, les messages de prudence (“nous vous conservons en bonne santé”) retentissent à intervalles dans le système de sonorisation. Les spéculations des situ deviennent ici réalité: la marchandise a remplacé l’humain. A la fin du parcours, je vais aux caisses. Il y en a douze pour une seule caissière en activité. “Dirigez vous maintenant vers la caisse numéro 13”, m’ordonne le haut-parleur. Lorsque toutes les marchandises sont scannées, je présente cette carte de crédit neuve que l’on m’a envoyée l’an dernier, que je n’ai jamais utilisée car ma carte habituelle, a dit la banque par téléphone, a été piratée. La caissière s’excuse et me rend mon morceau de plastique, ça ne marche pas. Je sors des billets. Elle les considère, les lisse, les prend. Le masque en travers du visage je pousse mon caddie ver la sortie: 300 mètres d’arcades commerciales vides. Place la marchandise dans le coffre de la Dodge, reviens dans le centre Gigante, pénètre chez le Chinois, le seul indépendant à n’avoir pas résilié son bail, achète un cactus à oreillettes, du liquide de lavande, des cubes d’allumage et de la gouache.