Usage nauséabond du nationalisme par les autorités militaires thaïlandaises; depuis le début de l’épidémie, aucun cas d’infection n’est imputable aux natifs, le virus passe la frontière, ce sont des corps étrangers qui le transportent. Cible première, les immigrés birmans. Mais aussi, listés selon la provenance, chaque jour, par la presse, des Egyptiens, Koweitiens, Corréens, et à l’occasion (ici le pouvoir se montre prudent) des Européens.
Mois : décembre 2020
Istrie (fin)
A Srvar et Umag, j’ai vécu l’acmé de mon projet de désenracinement calculé; tout ignorer du lieu, de la langue, ne connaître personne, manger une nourriture étrangère (plus qu’il n’y paraît), mais surtout, s’établir dans un appartement occidental. Ce qui veut dire? Un appartement bâti, équipé, décoré selon l’imaginaire des peuples de l’ancien est qui, à ce jour — comment leur en vouloir? — ont été incapables de dépasser l’image caricaturale qu’ils ont des Occidentaux. Concrètement, un univers télévisuel-capitaliste-kitsch vanté par l’industrie. Et donc, je me trouvais coupé de toutes mes déterminations. Cela ne pose pas de problème lorsque l’on est en action; par exemple on voyage, et si c’est pénible, à pied, à vélo, avec des sacs, des nuits courtes, des difficultés de frontières, c’est mieux. La pénibilité requérant et le corps et l’esprit, elle neutralise la sensation d’étrangeté. A demeure, ce n’est plus le cas. Se réfugier, dans un faux luxe, à moyenne distance, neuf cent kilomètres, est porteur quand l’amitié ou l’amour contribuent à faire de la cache un lieu choisi donc aimé — tel n’était pas le cas.
E70
Comme en octobre, lorsque je voyageais en flixbus, la douane croato-slovène de Dragonja est tenue par deux policiers. L’un somnole, l’autre vise nos papiers. Un vent léger fait pencher les roseaux du canal. Au-dessus du poste tournent des goélands. Je redémarre. Seul bruit à la ronde, le moteur. A Koper, traversée du port. Entre parcs de conteneurs et terrains vagues, nous empruntons de vastes giratoires au allures de soucoupes volantes. J’engage la Dodge sur l’autoroute de Trieste. Très vite, je fais à Gala: “il se passe quelque chose de pas normal”. Cinquante, cent kilomètres, nous sommes seuls. La radio ne dit rien. Le long de la quatre pistes pour Venise, des camions en épis, mais pas de voiture. Plus tard, nous faisons halte sur une aire. Le restoroute est ouvert. Une vendeuse y travaille. Une seule. En vitrine, sous la paroi de plexiglass anti-virus, six sandwich posés à distance les uns des autres. Nous regagnons le parking un expresso à la main. Une voiture de patrouille tourne autour de la Dodge. Elle s’en va. La suite du voyage se fait à 150 km/h. Du côté de Milan, quelques voitures. Elles doublent à 180 km/h. L’ambiance ne change qu’après Simplon-Dorf, sur la descente de Brig. Là, dans une station-service où j’achète de la Cardinal, on nous explique que depuis la veille les Italiens des régions Nord n’ont plus le droit d’utiliser leurs voitures.
Billiard (fin)
Réfugié en Croatie, c’est bien. Ici, les gens ont encore un peu de jugement. Ils ne s’affolent pas. Ils ont vécu. S’ils redoutent l’avenir c’est à la lumière du passé. Entre eux et eux-mêmes, pas de spectacle numérique, de show sanitaire, de délire politique. Seulement le temps se fait long. Un peu plus, je serais déprimé. Cela vaut pour tout le monde j’imagine: en avril, on nous enfermait. Six mois plus tard, nous sommes encore enfermés. Plus seulement à domicile, dans nos villes, dans nos rues. Moi qui me plaît à fustiger l’absurde social des Suisses, je suis obligé de le reconnaître: les Espagnols sont allés beaucoup plus loin. Le mondialiste Sanchez et le stalinien Iglesias imposent des conditions drastiques au peuple sur la foi d’un comité d’experts invisible (depuis le début de la maladie, les noms sont cachés et protégés — n’est-ce pas fou?). Donc, je ne sais plus où aller. Plus que faire. Continuer de regarder des parties de billard en attendant que Gala sorte de sa chambre (elle passe parfois dans le couloir) ou rentrer à Agrabuey. Soudain, c’est sassez. J’annonce que nous partirons le lendemain. Je prépare mon argent (il faut payer le loyer, la bière bue en terrasse et l’huile achetée au paysan, au total neuf cent francs), vais voir les sœurs, règle la note, puis me renfonce dans le canapé: dans douze heures, en voiture.
Billiard
En cuisine, une fois encore, dans le canapé noir, face au téléviseur, à regarder une partie de billard de la Coupe d’Ecosse. Le joueur tourne autour de la table, prépare sa queue (comment appelle-t-on le produit dont il enduit la pointe?), se penche, vise, attaque. La bille traverse, pousse une autre bille, cette bille disparaît dans le trou. La caméra montre le visage de l’adversaire, il est impassible. L’arbitre récupère la bille de choc, la remet sur le tapis. Le joueur change d’angle, vise, attaque. Le public applaudit: un coup magistral j’imagine. Visage de l’autre joueur. Pas de réaction. Ne bouge pas. L’adversaire est assis, impassible, jusqu’à la fin du jeu. Comme moi, l’air absent, il suit le jeu. Deux, trois, dix, vingt, vingt-cinq coups, je ne sais pas. A la fin, le tapis est vide. Il ne reste que le bille blanche. Le public applaudit. Les joueurs se serrent la main. Partie suivante. Que fais-je assis dans ce canapé, au premier étage du Versailles, en Croatie? De plus, je viens de constater que cette Coupe est ancienne: personne ne porte de masques. A la télévision aussi, le temps s’est arrêté. Sur la place de Venise, se tient le garçon du restaurant Mia Namo. Le matin, il sort le menu, l’installe sur le lutrin, prend place sous le couvert et y reste toute la journée. Les jours de pluie il porte un imperméable, les jours de vent un bonnet, et toujours ce nœud papillon sur la chemise blanche. Les sœurs m’ont expliqué: pour toucher la subvention, le restaurant doit rester ouvert. Le garçon, c’est le fils du patron. Il attend les clients, ce qui prouve que le restaurant est ouvert. J’irais bavarder, mais il ne parle ni anglais ni italien. Alors, je retourne à mon écran de télévision. Une partie de billard commence. Il fait froid dans la cuisine. Plutôt: la cuisine est froide. Ce sont les matières. La camelote Ikea. Qui a rendu l’autre milliardaire. Pas de milliards sans tricherie. C’est la loi. Ici, la tricherie porte sur l’esthétique, le confort, le dessin. A peine si j’ose quitter le canapé. Le plancher, du stratifié. Vous glace les pieds. Le revêtement des parois, en vinyle. Consomme de la lumière. La table (avec son port de fleurs plastique) n’est qu’à un mètre, mais le cadre est en métal, le plateau en verre. Là encore, des matériaux froids. Puis la forme: il faut l’élégance d’un joueur de billard écossais pour s’y asseoir (ou se lever) sans se cogner. Moi, je n’y arrive pas. Donc je reste dans le canapé, à regarder le jeu, à écouter la soufflerie (réglée sur 29 degrés et qui ne chauffe pas, Gala a pris le seul radiateur) et par moment, je vérifie que le garçon est toujours en bas, sous le couvert — quant au produit qui sert à préparer la pointe, je viens de vérifier, il se nomme le “bleu”.