Mois : décembre 2020

Nationalisme

Usage nauséabond du nation­al­isme par les autorités mil­i­taires thaï­landais­es; depuis le début de l’épidémie, aucun cas d’in­fec­tion n’est imputable aux nat­ifs, le virus passe la fron­tière, ce sont des corps étrangers qui le trans­portent. Cible pre­mière, les immi­grés bir­mans. Mais aus­si, listés selon la prove­nance, chaque jour, par la presse, des Egyp­tiens, Kowei­tiens, Cor­réens, et à l’oc­ca­sion (ici le pou­voir se mon­tre pru­dent) des Européens. 

Istrie (fin)

A Srvar et Umag, j’ai vécu l’acmé de mon pro­jet de désen­racin­e­ment cal­culé; tout ignor­er du lieu, de la langue, ne con­naître per­son­ne, manger une nour­ri­t­ure étrangère (plus qu’il n’y paraît), mais surtout, s’établir dans un apparte­ment occi­den­tal. Ce qui veut dire? Un apparte­ment bâti, équipé, décoré selon l’imag­i­naire des peu­ples de l’an­cien est qui, à ce jour — com­ment leur en vouloir? — ont été inca­pables de dépass­er l’im­age car­i­cat­u­rale qu’ils ont des Occi­den­taux. Con­crète­ment, un univers télévi­suel-cap­i­tal­iste-kitsch van­té par l’in­dus­trie. Et donc, je me trou­vais coupé de toutes mes déter­mi­na­tions. Cela ne pose pas de prob­lème lorsque l’on est en action; par exem­ple on voy­age, et si c’est pénible, à pied, à vélo, avec des sacs, des nuits cour­tes, des dif­fi­cultés de fron­tières, c’est mieux. La péni­bil­ité requérant et le corps et l’e­sprit, elle neu­tralise la sen­sa­tion d’é­trangeté. A demeure, ce n’est plus le cas. Se réfugi­er, dans un faux luxe, à moyenne dis­tance, neuf cent kilo­mètres, est por­teur quand l’ami­tié ou l’amour con­tribuent à faire de la cache un lieu choisi donc aimé — tel n’é­tait pas le cas. 

Hypercapitalisme

Des maisons dis­parurent pen­dant le mois de mai. Au début, les voisins s’af­folèrent. Puis ils se turent, trou­blés à l’idée d’évo­quer le phénomène. Nom­breux étaient ceux qui, la nuit, se rel­e­vaient pour con­solid­er leurs bâtisses.

Essai de compréhension

Un monde où les deux moyens vitaux — la force et l’in­tel­li­gence — sont neu­tral­isés au prof­it du réseau, sit­u­a­tion où les plus lâch­es par­mi nous, par intérêt, cèdent toute autonomie à la col­lec­tiv­ité, est un monde sans personnes. 

E70

Comme en octo­bre, lorsque je voy­ageais en flixbus, la douane croa­to-slovène de Drag­on­ja est tenue par deux policiers. L’un som­nole, l’autre vise nos papiers. Un vent léger fait pencher les roseaux du canal. Au-dessus du poste tour­nent des goé­lands. Je redé­marre. Seul bruit à la ronde, le moteur. A Kop­er, tra­ver­sée du port. Entre parcs de con­teneurs et ter­rains vagues, nous emprun­tons de vastes gira­toires au allures de soucoupes volantes. J’en­gage la Dodge sur l’au­toroute de Tri­este. Très vite, je fais à Gala: “il se passe quelque chose de pas nor­mal”. Cinquante, cent kilo­mètres, nous sommes seuls. La radio ne dit rien. Le long de la qua­tre pistes pour Venise, des camions en épis, mais pas de voiture. Plus tard, nous faisons halte sur une aire. Le restoroute est ouvert. Une vendeuse y tra­vaille. Une seule. En vit­rine, sous la paroi de plex­i­glass anti-virus, six sand­wich posés à dis­tance les uns des autres. Nous regagnons le park­ing un expres­so à la main. Une voiture de patrouille tourne autour de la Dodge. Elle s’en va. La suite du voy­age se fait à 150 km/h. Du côté de Milan, quelques voitures. Elles dou­blent à 180 km/h. L’am­biance ne change qu’après Sim­plon-Dorf, sur la descente de Brig. Là, dans une sta­tion-ser­vice où j’achète de la Car­di­nal, on nous explique que depuis la veille les Ital­iens des régions Nord n’ont plus le droit d’u­tilis­er leurs voitures.

Billiard (fin)

Réfugié en Croat­ie, c’est bien. Ici, les gens ont encore un peu de juge­ment. Ils ne s’af­fo­lent pas. Ils ont vécu. S’ils red­outent l’avenir c’est à la lumière du passé. Entre eux et eux-mêmes, pas de spec­ta­cle numérique, de show san­i­taire, de délire poli­tique. Seule­ment le temps se fait long. Un peu plus, je serais déprimé. Cela vaut pour tout le monde j’imag­ine: en avril, on nous enfer­mait. Six mois plus tard, nous sommes encore enfer­més. Plus seule­ment à domi­cile, dans nos villes, dans nos rues. Moi qui me plaît à fustiger l’ab­surde social des Suiss­es, je suis obligé de le recon­naître: les Espag­nols sont allés beau­coup plus loin. Le mon­di­al­iste Sanchez et le stal­in­ien Igle­sias imposent des con­di­tions dras­tiques au peu­ple sur la foi d’un comité d’ex­perts invis­i­ble (depuis le début de la mal­adie, les noms sont cachés et pro­tégés — n’est-ce pas fou?). Donc, je ne sais plus où aller. Plus que faire. Con­tin­uer de regarder des par­ties de bil­lard en atten­dant que Gala sorte de sa cham­bre (elle passe par­fois dans le couloir) ou ren­tr­er à Agrabuey. Soudain, c’est sassez. J’an­nonce que nous par­tirons le lende­main. Je pré­pare mon argent (il faut pay­er le loy­er, la bière bue en ter­rasse et l’huile achetée au paysan, au total neuf cent francs), vais voir les sœurs, règle la note, puis me ren­fonce dans le canapé: dans douze heures, en voiture. 

Billiard

En cui­sine, une fois encore, dans le canapé noir, face au téléviseur, à regarder une par­tie de bil­lard de la Coupe d’E­cosse. Le joueur tourne autour de la table, pré­pare sa queue (com­ment appelle-t-on le pro­duit dont il enduit la pointe?), se penche, vise, attaque. La bille tra­verse, pousse une autre bille, cette bille dis­paraît dans le trou. La caméra mon­tre le vis­age de l’ad­ver­saire, il est impas­si­ble. L’ar­bi­tre récupère la bille de choc, la remet sur le tapis. Le joueur change d’an­gle, vise, attaque. Le pub­lic applau­dit: un coup magis­tral j’imag­ine. Vis­age de l’autre joueur. Pas de réac­tion. Ne bouge pas. L’ad­ver­saire est assis, impas­si­ble, jusqu’à la fin du jeu. Comme moi, l’air absent, il suit le jeu. Deux, trois, dix, vingt, vingt-cinq coups, je ne sais pas. A la fin, le tapis est vide. Il ne reste que le bille blanche. Le pub­lic applau­dit. Les  joueurs se ser­rent la main. Par­tie suiv­ante. Que fais-je assis dans ce canapé, au pre­mier étage du Ver­sailles, en Croat­ie? De plus, je viens de con­stater que cette Coupe est anci­enne: per­son­ne ne porte de masques. A la télévi­sion aus­si, le temps s’est arrêté. Sur la place de Venise, se tient le garçon du restau­rant Mia Namo. Le matin, il sort le menu, l’in­stalle sur le lutrin, prend place sous le cou­vert et y reste toute la journée. Les jours de pluie il porte un imper­méable, les jours de vent un bon­net, et tou­jours ce nœud papil­lon sur la chemise blanche. Les sœurs m’ont expliqué: pour touch­er la sub­ven­tion, le restau­rant doit rester ouvert. Le garçon, c’est le fils du patron. Il attend les clients, ce qui prou­ve que le restau­rant est ouvert. J’i­rais bavarder, mais il ne par­le ni anglais ni ital­ien. Alors, je retourne à mon écran de télévi­sion. Une par­tie de bil­lard com­mence. Il fait froid dans la cui­sine. Plutôt: la cui­sine est froide. Ce sont les matières. La camelote Ikea. Qui a ren­du l’autre mil­liar­daire. Pas de mil­liards sans tricherie. C’est la loi. Ici, la tricherie porte sur l’esthé­tique, le con­fort, le dessin. A peine si j’ose quit­ter le canapé. Le planch­er, du strat­i­fié. Vous glace les pieds. Le revête­ment des parois, en vinyle. Con­somme de la lumière. La table (avec son port de fleurs plas­tique) n’est qu’à un mètre, mais le cadre est en métal, le plateau en verre. Là encore, des matéri­aux froids. Puis la forme: il faut l’élé­gance d’un joueur de bil­lard écos­sais pour s’y asseoir (ou se lever) sans se cogn­er. Moi, je n’y arrive pas. Donc je reste dans le canapé, à regarder le jeu, à écouter la souf­flerie (réglée sur 29 degrés et qui ne chauffe pas, Gala a pris le seul radi­a­teur) et par moment, je véri­fie que le garçon est tou­jours en bas, sous le cou­vert — quant au pro­duit qui sert à pré­par­er la pointe, je viens de véri­fi­er, il se nomme le “bleu”.