Nouvelle tempête, nouveau changement de cap ; je renonce à rejoindre l’île de Pag et Zadar, le Monténégro et l’Albanie. Luv m’attend à Naples. Les jours sont comptés. Avec l’annulation des ferries, le risque est grand de me retrouver coincé à Tirana. J’achète un billet pour Brestova, départ en milieu de journée du Nord de Cres. La traversée est splendide. Seul sur la route, je surplombe pendant 30 km les deux rivages, les pentes sont blanches de pierre tombées du ciel comme une giboulée, les chevreuils détalent, les goélands crient. Sur le port, une ravissante Bosniaque de Sarajevo, pleine d’esprit, elle parle toutes les langues. Autour d’elle, un pêcheur, la postière, l’équipage de la compagnie Jadrolinija — tous plaisantent, le soleil est au zénith. Quand je monte sur le bateau la fille lance : « don’t drive too much ! ». De l’autre côté, je suis à pied de falaise, entre Pula et Rijeka. Il faut grimper deux cent mètres pour rejoindre la nationale 66. L’effort, ce n’est rien, la route et le trafic, eux, m’inquiètent. Au bout de nonante kilomètres, je me retrouve au même endroit qu’il y a dix jours, devant l’amphithéâtre romain de Pula, loue la même chambre, La Preziosa, mange dans le même restaurant (faute d’en trouver un autre), le Old City Bar. Et m’aperçois que la liaison maritime pour Venise est coupée d’octobre à mars. En soirée, je décide de voler sur Berlin, d’attendre une semaine puis de voler sur Naples : en termes de prix, c’est le meilleur itinéraire. Ce que j’annonce à Luv : « rien de changé pour les vacances, l’appartement du Quartieri spagnoli est réservé, j’arrive ! ». Le lendemain, état d’urgence décrété en Italie, port du masque obligatoire dans les rues. « Hors de question que je mette un masque, dis-je à Luv, j’annule l’appartement ». Reste son billet d’avion Genève-Naples. A tarsnformer. Et si on allait en Pologne au départ de Berlin ? Nous laissons passer une nuit. Le matin Luv est enthousiaste. Elle s’est renseignée sur Cracovie. Quelques heures plus tard, état d’urgence en Pologne et à Berlin.
Mois : octobre 2020
Lubie
Il y a vingt ans, la semaine où je connus Gala, ce pourquoi je m’en souviens, je fustigeais la doctrine du “zéro mort”, cette aberration professée par les chefs de l’armée américaine dans le contexte de l’attaque contre l’Afghanistan. Aujourd’hui, cette doctrine hygiéniste, typiquement anglo-saxonne, s’applique à la société avec pour effet de nous enfermer dans une fiction (où la vie n’est plus la vie).
Dans l’île 2
Le mieux sera encore d’attendre l’accalmie, de vérifier que le ferry de 18h20 (le second de la journée, le premier qui prend le large à 6h30 m’obligerait à dormir sur l’embarcadère sur la face non-habitée de l’île) assure le service, de dormir à Lopar et le lendemain de rouler vers Zadar, distante de 149 kilomètres, là monter dans un bus après avoir renvoyé le vélo par la poste, gagner le Monténégro et l’Albanie pour enfin m’envoler vers Naples au départ de Tirana. Cela à l’air compliqué; ça l’est. Seulement, j’ai vérifié, aucun aéroport de la région n’affrète de vol pour l’Italie du Sud, quant à retourner par la voie terrestre, cela m’oblige à passer par la Slovénie et, en principe, la quarantaine est requise pour les voyageurs arrivant de Croatie.
Dans l’île
Ce matin, prêt à retourner sur le continent, j’ouvre la fenêtre, l’orage est dans l’île. Je consulte le registre du port: le ferry pour Lopar est annulé. Et puis, je me suis trompé. S’il est possible de se rendre à Rijeka depuis l’extrême Nord de l’île, plus aucun bateau ne va sur l’Italie, la morte-saison vient de commencer. Peu après, je reçois une mail de Ryanair: mon vol du 24 octobre Naples-Budapest est annulé. me voici donc dans la chambre, avec mon café, devant la pluie, incapable de trouver la solution. D’ailleurs l’orage a surpris tous les habitants, le linge qui pend dans les cours en témoigne.
Proximités
Traversée de l’île de Cres du Nord au Sud pour aboutir à Mali Losinj, ville balnéaire à l’architecture grecque. La route file entre les deux mers. Elle culmine à 350 mètres, près d’un lac rond et turquoise. En tout 120 kilomètres par des collines plantées de pins. Parfums de poivre et de muscat sur les hauteurs, de vanille et de iode près de la baie. Le propriétaire de la chambre est l’ancien champion de tennis de l’île. “Mais désormais, me dit-il, je me contente de tondre les pelouses du club”. Et sans transition: “ce virus, c’est un projet! Vous, qu’est-ce que vous croyez? Mes parents ont plus de quatre vingt ans. Ils n’ont pas peur. Moi, non plus. Ces Français, avec leur révolution, ils sont complètement fous!”
Préparation
Portés les uns contre les autres. Dans la famille, entre amis ou collègues et fatalement entre races, d’une part les importés, primitifs aguerris, d’autre part les rejetons de la civilisation, nous, cela jusqu’au sang, mieux si suivi de mort, ce qu’ont programmé et commencent de voir advenir avec satisfaction nos gouvernements inféodés aux logiques mondialistes.
Cres
Sortie de Rijeka, un tunnel routier. Le trottoir de secours est à peine plus large que le vélo. Entre la paroi et les photophores, les sacoches passent au rasoir, bus, camions, voitures défilent. Le bruit des moteurs est effrayant. Le tunnel se prolonge. Tourne. Peut-être mène-t-il à l’autoroute? Apparaît une piste d’évacuation. Elle mène dans le parking d’un supermarché, le Tower Centar. De là, je remonte un quartier d’habitations en sens interdit, garant dix fois mon vélo pour éviter le collision, retrouve enfin enfin le port à conteneurs. Le ciel est menaçant, mais il ne pleut pas. Je circule jusqu’à Bakar et Bakarac, surplombant de belles eaux transparentes et me réjouis d’atteindre l’île de Krk. Son accès se fait par un pont. L’orage éclate. A l’abri sous l’auvent d’une station-service, j’avale un sandwich. Dès que la pluie faiblit, m’élance. L’un des couloirs du pont est fermé pour travaux, de sorte que le trafic est alterné. Huitante bus, caravanes et voitures attendent leur tour devant la barrière. Soit je laisse passer et rencontrerai frontalement les véhicules venant dans l’autre direction (pas de marge pour un vélo sur le pont), soit je passe devant. Ce que je fais. Je pédale de toutes mes forces. Stupeur: le pont est en dos d’âne, il monte. Et voisine les sept cent mètres. Arrivé de l’autre côté, je suffoque. Mes poursuivants accélèrent , un camionneur me klaxonne, il dresse le poing en signe de force. L’avance se fait ensuite en deux temps. Je pédale jusqu’à apercevoir dans mon rétroviseur le premier véhicule de la caravane qui a franchi le pont, m’arrête, laisse défiler, repars. Jusqu’au retour de l’orage. D’une telle violence, que la route disparaît. Je me réfugie sous un avant-toit. Repars. Alors commence le cauchemar. Moi qui espérais une route insulaire, paisible! Tous les continentaux semblent s’être donné rendez-vous. Ils vont à des baptêmes, des mariages, des réunions de famille (nous sommes samedi)! Chaque passage de voiture menace de me faire chuter. Et impossible de sauter dans le fossé comme je faisais en Turquie dans les années 1990, l’Union Européenne ou je ne sais quel gouvernement absurde a subventionné les glissières, il y en a partout! Au bout d’une heure de ce régime, épuisé, nerveux, je bifurque enfin en direction du port de ferries de Valbiska. L’orage reprend. Les chauffeurs poids-lourds patientent sous la tente d’une cafétéria. La pluie redouble. La tente est inondée. Ils rentrent. L’eau perce le toit. La serveuse apporte des baquets. Et des gâteaux, des pizzas, de la bière. Je demande à la table d’à côté où acheter mon billet. Une fille montre un guichet à l’extérieur. L’employée m’explique que le ferry ne partira pas, le vent est trop fort. “Et demain?”. Tout dépend du vent. Autour de moi, une chape de béton, trois colonnes d’essence, une forêt et du roc. En face, la mer. J’imagine planter ma tente, mai où? Et les autres, les chauffeurs, le couple du restaurant, les Allemands, où dorment-ils? Eux vont à Cres. Une demi-heure de traversée. Retour au guichet. “Vous pouvez aller à Cres, mais c’est un cul-de-sac”, dit l’employée. Je laisse partir le premier bateau. Me voici seul dans la cafétéria. Le suivant est en soirée, à 18h20. Qu’y a‑t-il dans cette île de Cres? Une petite ville. J’achète mon passage, Fr. 5.-. De l’autre côté du détroit, la cale du ferry s’ouvre, quarante véhicules se lancent à l’assaut de la montagne. Il est 19h30. Le silence revenu, c’est mon tour de grimper. La nuit tombe. L’orage reprend. Il me faut gagner l’autre versant de l’île. La montée est rude. Je ne vois rien. Les éclairs m’aident à tracer mon chemin. Comment est-il possible qu’entre deux mers, il y ait une telle pente? Maudit caillou. Trois-cent, trois cent-soixante mètres, et cela continue. Lorsque je suis au sommet, il pleut si fort que mes freins lâchent. La torche de secours dans la main gauche, je me laisse glisser jusqu’à la ville en freinant avec les pieds. Quand je m’arrête sur le port, l’eau qui glisse vers la mer recouvre mes chaussures.
Comment?
Quelle maladie? Une maladie nouvelle, autre — hélas. Avec ses victimes. Logique. Là n’est pas le problème. Car la véritable maladie, c’est notre société. Son architecture est au quotidien une thérapeutique mortifère. Dans cette société d’Occident, nous tous sommes malades. En tête de peloton, les pays d’argent, Allemagne, Hollande, Suisse, France… Populations malades de corps et d’esprit. Agissant en tout contre le bon sens et contre la vie. Ce dont profitent quelques nihilistes (sans foi ni corps — liste à établir des fusillés au mur de la honte) qui professent que la jouissance individuelle est affaire d’ingénierie et de calcul.
Pulau-Rejika
Avant de reprendre la route, je me promène autour du Colisée de Pulau. Touché de voir que les habitants, sur le chemin du travail, s’arrêtent au pied des arches, se penchent et contemplent. Je monte à vélo, traverse la banlieue, me perds dans les hauteurs. Des ondées arrosent les campagnes, je passe entre les gouttes. En début de journée, petits villages sans grâce dont l’activité semble être de griller du cochon de lait en fin de semaine. Les fours éteints, chacun rentre chez soi et attend six jours. Puis une plaine marécageuse et un bourg minier. Pierre, tunnels, poussière, le caractère des maisons est marqué par l’histoire des hommes, le lieu est sinistre. Après, un col. Pas si long ni si dur, mais les Croates ne sont pas des Allemands; ils conduisent comme des bourrins. Gravir pendant plus d’une heure, à petite vitesse, entre une ligne tracée au sol et une glissière tandis que les voitures rasent le vélo est un exercice mental. Dans la descente, plus personne — je suis alors aux environs de Labin et Rabac. La côte croate a ceci de spécial: entre les falaises et le rivage caillouteux, peu de place. La route construite, c’est à peine si l’on peut passer une aiguille. Donc les villas (Apartman-Sobe-Zimmer-Camera), de même que les constructions historiques, sont accrochées à la paroi et donnent sur le vide. Restent trente kilomètres pour Opatija et Rijeka quand l’aspect terrestre change. Une succession de criques aménagées comme autant de petits Monacos avec ses hôtels florentins et ses trattorias vitrées, des cinémas modern-style (à l’abandon) et des palmiers. Pour me donner du courage, je me répète: changer les pédales du vélo (la droite couine, elle menace de casser), trouver un lit, boire. La chance est avec moi, dès le port j’avise un magasin de cycles. Le vendeur, vingt ans, entouré de Trek Modane, Madone et Domane: “your bike is old”. Quand il apprend que j’arrive de Suisse, il se fait plus modeste. A propos de la chaîne, il répète le conseil donné par l’Autrichien de Grassau : ” il faut la remplacer, ainsi que les plateaux”. Je demande: “mais ça va tenir?”. “Jusqu’à Zadar”, dit-il. Environ 500 kilomètres. Satisfait, je pars chercher ma chambre. Rejika a la forme d’une équerre. Côté plat, le port et le Korzo (ses enseignes internationales, ses fast-food, ses jeunes mondialisés), à la verticale, logés en HLM, la population. Et quels HLM! Troués, lépreux, rafistolés. Les balcons décrochent, le plâtre craque, le linge pend. Après cent un kilomètres, dernière montée à l’assaut des quartiers, brutale. Sur une plaque d’immeuble, une annonce de chambre. J’appelle. Une machine. Autre immeuble, autre plaque. Machine. Troisième immeuble, une femme qui sent l’ail me fait entrer. Elle ne sait pas. Indique un numéro de téléphone. Il s’agit du même que les fois précédentes. Retour sur le Korzo. Un logo noir et or au-dessus d’une bureau me semble familier. C’est celui que j’ai vu sur les plaques d’immeubles. Dans un hangar (ou une salle de fitness, ou un garage) aménagé en bureau, une secrétaire derrière un comptoir. “Si je comprends bien, lui dis-je, toutes les chambres de Rijeka vous appartiennent”. Elle rit, ne dément pas. Seulement, elle n’a plus rien de disponible. Inutile de dire, je suis fatigué et, aujourd’hui, particulièrement sale, donc impatient. La secrétaire est épatante. Tandis que nous parlons des origines du réto-romanche, du rapport entre le catalan et le serbo-croate, qu’elle renseigne un étudiant Erasmus, aide un chauffeur-livreur et répond au téléphone, elle connecte mon portable à son réseau wi-fi, me fait réserver une chambre sur Booking et, quand c’est fait, contrôle son ordinateur, me tend une paire de clef, une photo de l’immeuble et un plan d’accès. Nouvelle ascension de la partie verticale de Rejika, pour aboutir exactement où j’étais une heure plus tôt, devant la plaque d’immeuble, cherchant dans un bâtiment 1950 qui ressemble à une maison de l’opéra la chambre que j’ai louée, laquelle se trouve en sous-sol, au bas de cinquante marches d’escaliers et ouvre sur un jardin.