Cres

Sor­tie de Rije­ka, un tun­nel routi­er. Le trot­toir de sec­ours est à peine plus large que le vélo. Entre la paroi et les pho­tophores, les sacoches passent au rasoir, bus, camions, voitures défi­lent. Le bruit des moteurs est effrayant. Le tun­nel se pro­longe. Tourne. Peut-être mène-t-il à l’au­toroute? Appa­raît une piste d’é­vac­u­a­tion. Elle mène dans le park­ing d’un super­marché, le Tow­er Cen­tar. De là, je remonte un quarti­er d’habi­ta­tions en sens inter­dit, garant dix fois mon vélo pour éviter le col­li­sion, retrou­ve enfin enfin le port à con­teneurs. Le ciel est menaçant, mais il ne pleut pas. Je cir­cule jusqu’à Bakar et Bakarac, sur­plom­bant de belles eaux trans­par­entes et me réjouis d’at­tein­dre l’île de Krk. Son accès se fait par un pont. L’or­age éclate. A l’abri sous l’au­vent d’une sta­tion-ser­vice, j’avale un sand­wich. Dès que la pluie faib­lit, m’élance. L’un des couloirs du pont est fer­mé pour travaux, de sorte que le traf­ic est alterné. Hui­tante bus, car­a­vanes et voitures atten­dent leur tour devant la bar­rière. Soit je laisse pass­er et ren­con­tr­erai frontale­ment les véhicules venant dans l’autre direc­tion (pas de marge pour un vélo sur le pont), soit je passe devant. Ce que je fais. Je pédale de toutes mes forces. Stu­peur: le pont est en dos d’âne, il monte. Et voi­sine les sept cent mètres. Arrivé de l’autre côté, je suf­foque. Mes pour­suiv­ants accélèrent , un camion­neur me klax­onne, il dresse le poing en signe de force. L’a­vance se fait ensuite en deux temps. Je pédale jusqu’à apercevoir dans mon rétro­viseur le pre­mier véhicule de la car­a­vane qui a franchi le pont, m’ar­rête, laisse défil­er, repars. Jusqu’au retour de l’or­age. D’une telle vio­lence, que la route dis­paraît. Je me réfugie sous un avant-toit. Repars. Alors com­mence le cauchemar. Moi qui espérais une route insu­laire, pais­i­ble! Tous les con­ti­nen­taux sem­blent s’être don­né ren­dez-vous. Ils vont à des bap­têmes, des mariages, des réu­nions de famille (nous sommes same­di)! Chaque pas­sage de voiture men­ace de me faire chuter. Et impos­si­ble de sauter dans le fos­sé comme je fai­sais en Turquie dans les années 1990, l’U­nion Européenne ou je ne sais quel gou­verne­ment absurde a sub­ven­tion­né les glis­sières, il y en a partout! Au bout d’une heure de ce régime, épuisé, nerveux, je bifurque enfin en direc­tion du port de fer­ries de Val­biska. L’or­age reprend. Les chauf­feurs poids-lourds patien­tent sous la tente d’une cafétéria. La pluie redou­ble. La tente est inondée. Ils ren­trent. L’eau perce le toit. La serveuse apporte des baque­ts. Et des gâteaux, des piz­zas, de la bière. Je demande à la table d’à côté où acheter mon bil­let. Une fille mon­tre un guichet à l’ex­térieur. L’employée m’ex­plique que le fer­ry ne par­ti­ra pas, le vent est trop fort. “Et demain?”. Tout dépend du vent. Autour de moi, une chape de béton, trois colonnes d’essence, une forêt et du roc. En face, la mer. J’imag­ine planter ma tente, mai où? Et les autres, les chauf­feurs, le cou­ple du restau­rant, les Alle­mands, où dor­ment-ils? Eux vont à Cres. Une demi-heure de tra­ver­sée. Retour au guichet. “Vous pou­vez aller à Cres, mais c’est un cul-de-sac”, dit l’employée. Je laisse par­tir le pre­mier bateau. Me voici seul dans la cafétéria. Le suiv­ant est en soirée, à 18h20. Qu’y a‑t-il dans cette île de Cres? Une petite ville. J’achète mon pas­sage, Fr. 5.-. De l’autre côté du détroit, la cale du fer­ry s’ou­vre, quar­ante véhicules se lan­cent à l’as­saut de la mon­tagne. Il est 19h30. Le silence revenu, c’est mon tour de grimper. La nuit tombe. L’or­age reprend. Il me faut gag­n­er l’autre ver­sant de l’île. La mon­tée est rude. Je ne vois rien. Les éclairs m’aident à trac­er mon chemin. Com­ment est-il pos­si­ble qu’en­tre deux mers, il y ait une telle pente? Mau­dit cail­lou. Trois-cent, trois cent-soix­ante mètres, et cela con­tin­ue. Lorsque je suis au som­met, il pleut si fort que mes freins lâchent. La torche de sec­ours dans la main gauche, je me laisse gliss­er jusqu’à la ville en freinant avec les pieds. Quand je m’ar­rête sur le port, l’eau qui glisse vers la mer recou­vre mes chaussures.