Mois : mars 2020

Demain

Avant que cette merde, par voie aéri­enne, mandibu­laire, vaporeuse et irra­di­ante attaque notre cerveau, nos poumons res­pi­ra­toires et nos organes de vie sociale, je pen­sais, aucun espoir. Tout appa­rais­sait court-cir­cuité, com­pressé, accéléré par des règles aber­rantes de cir­cu­la­tion, au sol, sur l’eau ou dans les airs, choses et per­son­nes. De sorte que la lente et improb­a­ble recon­quête des esprits qui se pro­duit aujour­d’hui dans l’ur­gence, sous l’ef­fet des événe­ments, nous trou­ve aus­si pan­te­lants que dému­nis, inca­pables de tir­er prof­it des éner­gies vitales, toutes aspirées qu’elle sont par la sidéra­tion. Si à terme nous par­venons à sur­mon­ter par la grâce de la main invis­i­ble l’é­tat dans lequel nous avons été pré­cip­ités, il serait bien­heureux de repren­dre pos­ses­sion de l’e­space et du temps à la manière d’au­then­tiques vivants qui aiment la musique de l’e­sprit et l’as­cen­sion des corps

Limites

Un ani­mal supérieur, minus­cule, con­scient, encagé. Il n’a pas con­stru­it sa cage, il s’ag­it d’une con­di­tion ini­tiale. Il pro­gresse. Con­stam­ment, améliore ses pos­si­bil­ités. De survie, de vie, de con­fort, de plaisir. Une fois la col­lec­tiv­ité établie dans le plus sat­is­faisant des modus viven­di, le pro­grès, selon la loi naturelle de l’en­tropie, ralen­tit. Quelques mem­bres de l’e­spèce, les plus auda­cieux, lèvent alors les yeux sur la cage, mesurent son haut, son bas, sa géométrie et ses bar­reaux, pèsent et soupèsent le prob­lème. Et per­suadent les mem­bres le plus pas­sifs, les mieux sat­is­faits que, toutes réelles que soient ces lim­ites, elles peu­vent ou plutôt doivent être tran­scendées au motif que la nature ne dit pas le vrai: toute cage est un arbi­traire. Dès lors, l’ef­fort du groupe est réori­en­té: il tend à nier la con­di­tion ini­tiale. Ce qui demeure de la col­lec­tiv­ité après épuise­ment de l’ef­fort? Un vaste ensem­ble de cages vides.

Bonheur

Nous n’avons besoin que d’être heureux, ce qui peut s’obtenir en principe de n’im­porte quelle com­bi­na­toire judi­cieuse des élé­ments qui com­posent le réel. Encore faut-il qu’il demeure acces­si­ble et ne s’of­fre pas sous des formes trompeuses. Prob­lème évi­dent de nos sociétés de la défi­ance, de la lutte, de la névrose qui au pré­texte d’amen­er tout le groupe à un bon­heur moyen (motif com­mu­niste), prive l’homme de toute ini­tia­tive sin­gulière, surtout si elle est sim­ple et naturelle.

Interdits

“Seuls les actes essen­tiels”. Dans ces pays admirables de jeunesse d’Asie du sud-est (et d’ailleurs, mais je n’en ai pas fait l’ex­péri­ence récem­ment), inutile de pré­cis­er quels ils sont: manger, boire, dormir, par­ler, faire l’amour — ces actes suff­isent à éclair­er les vis­ages de ce sourire qui est le pro­pre de la vie réussie. Mais sous nos lat­i­tudes, dans nos sociétés poussées, com­plex­es, vieil­lis­santes donc frag­iles, l’essen­tiel est par déf­i­ni­tion le domaine de l’i­nas­sign­a­ble. Autant de nuances que d’in­térêts per­son­nels, de motifs don­nés aux actes que de car­ac­tères et d’in­di­vidus. L’inu­tile, le sec­ondaire voire l’ab­surde font ici par­tie de l’essen­tiel, en ce sens que tout empêche­ment suivi de ces actes pour­rait con­duire à l’ef­fon­drement psy­chologique. Sauf à détru­ire la qual­ité de notre étab­lisse­ment sur cette planète, quiconque pré­tend ramen­er durable­ment la pop­u­la­tion blanche à des traits de com­porte­ments ani­maux s’ap­par­ente à un liquidateur.

Mouvement 3

Mêmes mon­tagnes, immo­biles, mêmes per­son­nes, absentes. De la fumée sur les toits des immeubles-chalet. Un foy­er ou deux. Mai­gre, pous­sive. Elle monte en spi­rale dans le ciel froid. Nos journées sont con­stru­ites sans méth­ode, mais ont leur rythme: autour de dix heures, réveil et café, après quoi Gala écrit à ses amies dis­per­sées à tra­vers le monde tan­dis que je sai­sis ma tra­duc­tion espag­nole de H+. Plus tard, je fais des exer­ci­ces de force sous le sapin. L’élec­tricien (l’un des voisins) revient à bord de sa camion­nette. Il reste à l’in­térieur. Longtemps. L’après-midi, j’écris un livre qui se déroule ici, dans la mon­tagne et qui, naturelle­ment, est dépourvu de tout événe­ment, juste le temps et les jours, qui survi­en­nent et passent. A par­tir de dix-sept heures, j’or­gan­ise les bières: déplace­ment du frigidaire au con­géla­teur, con­som­ma­tion et recharge. Gala me rejoint pour les infor­ma­tions à la télévi­sion. Lorsqu’elle passe à la fic­tion, série ou film, je me couche.

Mémoire

Sous le présent, le passé; sous le passé, le passé. L’en­codage mémoriel est illim­ité. Est-ce que nous nous sou­venons de tout ce qui a été vécu, pen­sé, imag­iné? Oui. Et de ce qui a été vécu, pen­sé, imag­iné avant cette vie? Probablement.

Dématérialisation

H+ évoque le trans­fert du vivant sur le réseau-monde. C’é­tait sans imag­in­er qu’il se ferait dans la pré­cip­i­ta­tion menaçant de ce fait la sta­bil­ité de l’analogon.

Pénitence

Sans prière ni Dieu, con­traints de vivre comme des moines.

Mouvement 2

Nous essayons de louer à la mon­tagne. Entre les Suiss­es pro­prié­taires et les Suiss­es locataires, de néfastes multi­na­tionales telles que airbnb; j’in­tro­duis avec agace­ment des codes, des mots de passe et des numéros de télé­phone sur la page inter­net, échoue et recom­mence. Quand les offres s’af­fichent, les prix sont aber­rants. Pre­mier réflexe: “ceux qui le peu­vent ont quit­té la ville! La mon­tagne est pleine!”. Enfin, je trou­ve un loge­ment qui paraît viable, sous les remonte-pentes (fer­més), dans un immeu­ble famil­ial, aux Portes-du soleil. Seule­ment, impos­si­ble de join­dre “Eric”, le type qui a son por­trait en médail­lon. On ne pose pas les ques­tions avant, mais après avoir payé; la multi­na­tionale débite votre compte, puis vous appelez Eric. Juste avant l’acte d’achat, je vois en out­re que des frais de ser­vices de l’or­dre de vingt pour cent s’a­joutent à la somme prin­ci­pale. Frus­trant! Total, pour 43 jours, plus de Fr. 4000.-. Deux semaines que je bivouaque dans mon mag­a­sin de meubles. Et les fron­tières de l’Es­pagne sont fer­mées. Songer que je vais demeur­er dans ma pous­sière jusqu’en mai ou juin m’in­quiète. Je me sou­viens alors de ce courtier au Sépey. Au début de l’an­née, il cher­chait à me ven­dre le chalet Mimosa à La Lécherette. J’ap­pelle l’a­gence. Elle a cessé toute activ­ité. Je trou­ve son numéro privé. Gala appelle. Il répond, c’est lui. “Pour demain? Non, désolé, je ne vois pas… D’ailleurs, nous ne faisons pas le court terme.” Ami­cal, il com­mu­nique le nom d’un con­cur­rent. Que Gala joint. Quelques min­utes plus tard, nous avons trois propo­si­tions sur la mes­sagerie. La voiture chargée (habits et jam­bon d’A­grabuey, affaires de course et man­u­scrits), nous mon­tons aux Moss­es. Gala a ses prob­lèmes d’équili­bre (infec­tion de l’or­eille interne). Je lui tiens la main pour sor­tir de la voiture, la fait tra­vers­er, lui ouvre la porte de l’a­gence, l’in­stalle sur une chaise en face d’une aimable vau­doise à lunettes qui aus­sitôt nous ramène, à tra­vers champs, sur un park­ing, nous embar­que dans un petit bus et roule jusqu’à l’im­meu­ble de vacances Sir­ius B. Au troisième étage de cette con­struc­tion des années pop (aci­er poli, verre fumé, géométrie à la Max Bill), un deux pièces et demi meublé pro­priété de juifs grecs. Arrivé dans le salon, je con­firme: “c’est d’ac­cord. Et pour pay­er?”. A l’a­gence, la fille sort une machine de la taille d’un paquet de cig­a­rettes, allume son portable, ouvre une appli­ca­tion:
-C’est nou­veau. Vous allez voir! Je peux?
Elle glisse ma carte sur le côté, La machine sif­flote. Et plante.
Heureuse­ment, j’ai Fr. 1700.- dans la poche. Ce qui est insuff­isant pour cou­vrir le loy­er, mais devrait la ras­sur­er. Or, au même moment, je tombe sur la pan­car­te: “Pas de liq­uide. Mer­ci.“
Cepen­dant la fille sec­oue paquet de cig­a­rettes et portable.
-Et si vous éteignez tout, puis ral­lumez?
Elle s’exé­cute. Sans résul­tat.
-Atten­dez, lui dis-je, et si j’al­lais à la poste?
Je véri­fie que Gala tient sur sa chaise et démarre la Dodge. Au guichet de poste, une cliente qui “a per­du son numéro de retrait, a besoin de la recom­mandé, n’est plus dans les délais, a oublié de rem­plir son porte-mon­naie , est embêtée, pressée et ne com­prend pas”. Vient mon tour.
-Je ne peux pas vir­er une somme dans ces con­di­tions, dit la postière.
-Non, bien sûr. Don­nez-moi un bul­letin et je le rem­pli­rai.
-Non.
-Com­ment?
-C’est eux qui doivent le rem­plir, l’a­gence. Ils sont au vil­lage, passez les voir.
-Mais j’en viens!
-Je n’y peux rien.
-Ce que je dis, c’est: je vais rem­plir un bul­letin de verse­ment.
-Il faut le faire à la machine. C’est le procédé nor­mal.
-Mais il n’est pas inter­dit de rem­plir au sty­lo?
-Ce n’est pas nor­mal.
-Mais est-ce inter­dit?
De retour à l’a­gence, la fille échange des recettes de cui­sine avec Gala.
-Désolé, dis-je, la postière est une idiote.
-Ah, oui, vous êtes tombés sur une dame blonde. Elle est spé­ciale. Je vais arranger ça.
Alors la fille, tou­jours aus­si aimable, rem­plit au sty­lo le bul­letin que j’amène ensuite à la dame spé­ciale laque­lle prend mes bil­lets, les lisse, les enfile dans un tiroir.
-En somme, vous préférez l’écri­t­ure de la fille de l’a­gence à la mienne?
-Je n’ai pas dit ça, mais il y a des règles.

Tourisme

Musée suisse de la carte d’identité.