Mois : octobre 2019

Déserts 2

La sur­face de champs que nous avons devant nous, pour don­ner une échelle, ressem­ble à la vue que l’on a sur le lac Léman un jour où l’on voit Vil­leneuve depuis les hauts de Lau­sanne. Et ce n’est que terre rouge et jaune, pier­raille, sil­lons et tumu­lus (les cail­loux retirés des pro­fondeurs). Quant à la route, elle soupe au cordeau. Elle est droite. Quinze kilo­mètres de bitume silen­cieux, puis un virage et encore dix kilo­mètres. Ensuite des collines, puis en roue libre à tra­vers l’im­men­sité avec un pointe de vitesse à 55km/h. Sauf que le soir, l’hô­tel que j’ai choisi (le seul disponible) est dans un hameau. Le pro­prié­taire nous ouvre, nous installe. Il est pêcheur. Il par­le de tru­ites. Mon­tre le bassin qu’il a maçon­né dans la récep­tion.
“Mais ça ne va pas, elles s’échap­pent”.
Les vélos rangés, il indique le bar.
-Ici.
Nous regar­dons une porte. Voy­ant notre peu de moti­va­tion à ren­tr­er dans ce local éteint, il ajoute:
-Ou de l’autre côté de la rue.
Nous tra­ver­sons, nous ren­trons dans une pièce som­bre où sont qua­tre anciens, bérets vis­sés, appui sur cannes. Eparpil­lés le long du comp­toir des que­nouilles d’oignons, des tass­es sales, des patates ter­reuses, des sacs. Con­tre le mur, un cof­fre à bois­sons “ne pas se servir seul”.
-Elle va arriv­er, dit l’un des hommes.
Devant eux, ni jeu de cartes ni bois­sons. Sans tenir de con­ver­sa­tion, ils par­lent au hasard. Mon­frère m’at­tend dans la cou — il faudrait dire basse-cour s’il ne man­quait les ani­maux car pour les épluchures, les bassines, le grain répan­du et les chi­ures, tout y est.
-Oui, allez à l’ex­térieur, elle arrivera de la rue.
Mais non, “elle“ne vient pas. Alors, nous retournons à notre “hostal”. Le pro­prié­taire fait de la lumière dans la bar, apporte deux petites bouteilles de Estrel­la Gali­cia. Puis nous trou­vons la solu­tion. Peut-il nous con­duire au vil­lage voisin, celui où nous avons dîn­er à la mi-journée? Alfam­bra, un bourg ingrat, à demi-écroulé, un bourg de l’Es­pagne vide vers lequel les gou­verne­ments suc­ces­sifs s’ef­for­cent de déplac­er les immi­grés à coups d’al­lo­ca­tions. Le pro­prié­taire nous dépose. Il nous repren­dra à sept heures tapante car après il cui­sine pour les cou­vri­ers de la mine. A peine la camion­nette repar­ti, nous voyons que le bar est fer­mé. La suite st plus heureuse: pêcheur, femme de ménage, chauf­feur, ten­ancier, compt­able, soli­taire, le pro­prié­taire de l’hô­tel est aus­si bon cuisinier. 

Déserts

De retour à Cañete, ville emmu­rail­lée, bâtie au cen­tre des Ser­ranías de Cuen­ca. En mai, alors que je roulais depuis Mala­ga, j’ai passé la nuit dans ce même hôtel, avant d’at­ten­dre Agrabuey. Aujour­d’hui, je prends Mon­frère au train, à soix­ante kilo­mètres — il arrive de Madrid et de Genève. En soirée, nous obtenons nos cham­bre, je gare la voiture dans la garage de l’hô­tel. Le lende­main, pre­mière étape. J’ai dess­iné une cir­cuit de 450 kilo­mètres. Des petites routes, des cols à chèvres, des forêts de pins; vers Teru­el, des plaines sans fin; autour d’Al­baracín, une mon­tagne poudreuse et blanche, des vil­lages sus­pendus, des défilés, des mines. Et pour com­mencer, deux heures après le départ, une mon­tée à 10%. Elle sépare les provinces de Cuen­ca et Teru­el. Aus­sitôt m’est rap­pelé que je ne suis plus mon­té à vélo depuis le print­emps, que cet été la chaleur étouf­fante qui rég­nait à Venise à eu rai­son des mes pro­jets de course à pied — je monte avec peine, Mon­frère me prend vingt mètres, puis quar­ante. En fin d’é­tape, après avoir roulé 94 kilo­mètres pour 1500 mètres de dénivelé, nous prenons place sur une ter­rasse. Le garçon sert des “jar­ras” puis bal­aie devant nous, comme il peut, ce qu’il peut, dans le désor­dre, sans per­sévérance, ramas­sant ici un papi­er, là un mégot, renonçant à récupér­er une pelure d’o­r­ange ou un chew­ing-gum (le bal­ai, sujet de mon livre à paraître en novem­bre). Comme je vais pass­er une nou­velle com­mande, nous sym­pa­thisons. Il est Uruguayen. Ancien mem­bre des forces de police. Et m’ex­plique avoir été pris dans les forces spé­ciales, celles qui porte l’arme, pour son excep­tion­nelle rigueur.  

Cirque

Mou­ve­ments de foule à Barcelone. Mille, deux mille indi­vidus, désoeu­vrés, incer­tains, dont la presse fait des mil­liers. Ce qui a pour con­séquence de pren­dre en otage le reste du peu­ple cata­lan, qu’il soit ou non favor­able au ver­dict du tri­bunal de Madrid. Mais revenons à la rue: pourquoi est-ce que ces jeunes qui s’a­musent sous cou­vert de reven­di­ca­tions indépen­dan­tistes ne com­man­deraient-ils pas - dès lors qu’ils s’a­musent et ne risquent rien, ni prison ni répres­sion - sur des sites chi­nois via inter­net des uni­formes de la “policía nacional” des “mossos d’esquadra” afin d’at­ta­quer et vio­len­ter le per­son­nel des corps intermédiaires ?

Féminisme

La troisième libéra­tion fémi­nine (la pre­mière est poli­tique, égal­ité des droits, la sec­onde éro­tique, con­tra­cep­tion) est une idéolo­gie créée par le secteur postlibéral pour accroître la dynamique de pro­duc­tion donc, arith­mé­tique­ment, les béné­fices que ponc­tionne la minorité autorégulée sur le tra­vail-masse. Du point de vue psy­chique,  elle sous­trait de la femme sans addi­tion­ner du neuf, elle la mas­culinise par la liq­ui­da­tion de son human­ité spécifique.

Progrès

A écouter ces con­férences de sci­en­tifiques qui présen­tent leurs résul­tats, je suis admi­ratif et con­traint de rel­a­tivis­er: eux-mêmes l’avouent, ils n’en savent pas long. Mais surtout, me fascine le fait que la vérité de leur approche tient à l’ab­sence d’une cri­tique fondée. De sorte que la vérité, de ce point de vue con­tre-philosophique, c’est à dire incom­plète­ment ratio­nal­isée (quand bien même elle est tis­sée de démon­stra­tions expéri­men­tales et logiques) est d’abord l’af­faire de tout dis­cours d’un sujet qui, ayant réus­si à résoudre par hypothès­es une ques­tion, ne trou­ve pas — aus­sitôt — d’ad­ver­saire capa­ble de pro­pos­er une théorie meilleure.

Divertissement

La rigueur seule me divertit.

Acquérir

Toute acqui­si­tion de com­pé­tences dif­fi­ciles est déval­orisée. Il faut acquérir ces compétences.

Fin

A l’in­stant, j’ap­prends que le voisin, celui que j’ap­pelais “le petit homme bleu”, ceci en rai­son de son habit de tra­vail une pièce, est mort dans la soirée. Nous avions sym­pa­thisé à la pre­mière ren­con­tre, le jour où j’ai abouti à Agrabuey avec Gala pour vis­iter la mai­son. Il devait me con­stru­ire ma bib­lio­thèque, nous en par­lions plus, puis n’en par­lions plus; à la place, il s’in­stal­lait dans le salon et par­lait de cos­molo­gie, par­fois de poli­tique, citant ses chats, dénom­més d’après des élus qu’il mépri­sait — il était anar­chiste. Cet été, sa four­gonnette brune était garée sous les arbres, der­rière l’église, comme s’il la cachait : il cher­chait des pierres.

Espagne vide

Demain, je fais route sur Cuen­ca et prend Mon­frère au train de Madrid. Le soir, nous pré­parons les vélos à l’hô­tel des murailles de Cañete, vil­lage semi-aban­don­né où j’ai dor­mi en mai.  Au matin, nous com­mençons une tra­ver­sée des déserts: cinq cent kilo­mètres autour de Teruel.

Toit 4

Après quar­ante-cinq heures passées sur le toit, le maire descend:
-Demain, c’est la chas­se.
-Et s’ar­rêter? Tu ne t’ar­rêtes jamais?
-Arrêtes-toi, tu es un homme mort!