Plongé dans l’histoire de la notion de “progrès”, je rajoute un buche dans le poêle, une autre, puis passe un deuxième pull. Trop tard. J’ai pris froid. Je sors dans la rue. Température moyenne. Vérifie le thermomètre intérieur: température moyenne. Me revient alors que toujours j’ai eu froid quand je réfléchissais, moi qui en temps normal me promène à moitié déshabillé. Sur ce, je consulte la météo. Il va pleuvoir. C’est l’automne, bientôt l’hiver. Le moment est venu d’allumer la chaudière. Coincé au fond du cagibi, elle est vieille, cabossée, tirée d’une décharge. Et il me souvient qu’elle distribue l’eau chaude selon son beau plaisir, ou ne la distribue pas. J’appelle Jésus. Il rapplique. La met en route.
-Désolé, le réservoir a explosé.
Le voilà qu’il repart en plaine avec sous le bras un récipient rouge de la taille d’une côte de bœuf.
Mois : octobre 2019
Chaud
Francis Wolff
“On est ébahi en découvrant, dans une communication animale, plusieurs centaines de messages possibles. Mais dans le langage humain, ce ne sont pas plusieurs centaines, c’est toujours une infinité! Pour prendre un exemple simple, la phrase que je suis en train de prononcer ne l’a peut-être jamais été par qui que ce soit, et elle est compréhensible pour tout le monde. De même, tout le monde peut inventer à chaque instant une phrase qui n’a jamais été dite et qui sera compréhensible. Ce pouvoir d’inventivité infinie est spécifique à l’homme.”
Déserts 5
Contrée de pinèdes et de prés, de pierre sèche et de sources (dont la naissance du Tage), magnifiques Serranías de Cuenca. Et ce village que j’avais aimé entre tous lors de mon dernier passage, Lagunas del Marquesado. Un lieu impressionniste. Dans l’eau semée de feuilles rouges se reflète le ciel, un chemin de terre amène aux maisons. Première épicerie à soixante kilomètres.
Déserts 4
L’étape la plus longue, de Aliaga à Albarracín, en passant par Bronchales, demi-ville construite à 1700 mètres. L’ascension se fait sur une route large, tout entière à notre disposition, mais il fait chaud et l’ouverture des paysages apporte du vent, à l’occasion les cadres flottent. Après 126 kilomètres d’effort, un tracas hôtelier. Nous quittons la chambre réservée, le propriétaire refusant d’entreposer les vélos. A l’aide du téléphone, je réserve plus loin. Un appel, c’est la propriétaire: elle s’est trompée, l’appartement n’est pas disponible. Or, ce week-end les Aragonais fêtent la Vierge del Pilar, tout est plein. Nous aboutissons dans un dortoir grée par une Russe, toilettes à l’étage, douches partagées. Qui par trois fois nous fait répéter:
-Vous voulez louer tout le dortoir?
-Oui.
-Mais il ya cinq lit!
-Les cinq, pour êtres seuls.
Elle fait l’addition lit par lit, présente sa facture, compte les billets, recompte.
Déserts 3
Vaste salle à manger rustique à Aliaga, dans une ferme qui rappelle les posadas des contes picaresques. Le repas pourrait être d’époque: brasero de mouton, soupe à l’ail dans un bol de terre cuite, vin rouge et crème brûlée. Le village d’Aliaga est au fond d’une gorge. Une rue, des immeubles franquistes à l’approche, des bâtisses en colombages dans le cœur. Une église affublée d’un portail peint en turquoise. Grosse, surdimensionnée. Comme si cet endroit reculé avait, plus qu’aucun, besoin de Dieu. Juste derrière, un ruisseau et des potagers. Sur le flanc de colline, un chemin de croix. Du bout du doigt, je parcours le zig-zag. Quinze croix. Pourquoi? Plus une, de métal, entre pierre et ciel. En face, un pont de pierre qui donne sur une haute falaise. Un panneau indique la deirection de Pitarque. A en juger par le décor, un nid d’altitude. Nous avions prévu cette rallonge d’étape. Une boucle de 36 kilomètres dans la pierre. Mon voisin au village d’Agrabuey, ingénieur des mines, m’a vanté l’excursion. Réserve oblige, nous renonçons. Demain nous attend l’étape la plus longue. Programme de la soirée, boire de la bière, grignoter des chips et du Manchego. Hors-programme, un sommeil épouvantable. Musculaire. Cela m’arrive chaque fois au début des circuits: le corps peine à s’habituer. Au lieu de s’apaiser, il décontracte lentement pendant la nuit, si lentement qu’il est impossible de dormir.