Mois : juin 2019

Enfants 2

Repas au pied des Dents-du-Midi. Le soleil baisse lente­ment. Sur les façades de pierre, les ros­es ne s’estom­pent qu’après vingt-deux heures. Repas de qual­ité valant con­fir­ma­tion: manger en Suisse est devenu un luxe, et je dis bien, en super­marché comme au restau­rant. Pour l’hô­tel, même con­stat. Depuis févri­er, j’ai loué une cinquan­taine de cham­bres de la Bir­manie à l’Ukraine en pas­sant par Madrid. Ici, dans nos mon­tagnes que jalouse la planète, le stand­ing est celui de la bonne parisi­enne logée en mansarde. Reste la nature, puis­sante, ver­ti­cale, noire et verte, où le mieux est encore de planter le tente. Le lende­main, dimanche matin, balade avec les enfants sur les pistes de la sta­tion des Crozets. A tâtons, entre hypothès­es et con­traintes, Aplo et moi cher­chons une solu­tion pour le jour où il quit­tera l’ar­mée début octo­bre. La note obtenue au bac­calau­réat est trop faible pour une entrée à l’u­ni­ver­sité, il est trop âgé pour un appren­tis­sage et à défaut, il s’a­gi­ra encore de trou­ver une place, quant aux écoles privées de France qu’il espère ral­li­er, je sais ce qu’elles valent: on y trou­ve des enseignants qui n’ayant jamais réus­si à entr­er à l’u­ni­ver­sité ni trou­ver de tra­vail sur le marché, vous expliquent com­ment “met­tre toutes les chances de votre côté”.

Enfants

Same­di matin, débar­qué des casernes de Thoune, por­tant l’u­ni­forme dont il détaille pour nous les insignes, grades et récom­pens­es, tous jaunes, Aplo, le béret vis­sé sur la tête, le sourire radieux. Il mange des tartines, je fais sa lessive, quand survient Luv, qui vient elle de Genève, grande, élancée, habil­lée d’un pan­talon flot­tant. Peu après, nous roulons en direc­tion de Ver­nayaz et de la Pis­se­vache. Gala va lire au café, les enfants et moi ten­tons l’as­cen­sion. Hélas, une éboule­ment à réduit le sen­tier. Moi qui tenais à voir ce site qui ser­vait il y a vingt ans de décor à l’une des scènes de ma pièce jouée à Paris “La Suisse est un petit pays située entre l’Alle­magne, l’Autriche, l’I­tal­ie et un qua­trième pays dont j’ou­blie le nom”. Après un début de con­ver­sa­tion sur l’échec sco­laire de Luv (elle redou­ble), nous repor­tons au lende­main la dis­cus­sion sur le futur d’Ap­lo au sor­tir de l’ar­mée et rejoignons Gala dans une halte pour motards, puis mon­tons au Val d’Il­liez où j’ai réservé pour la nuit à l’Hô­tel communal.

Suisse

Long voy­age en train à des­ti­na­tion de Lau­sanne. La voie qui mène de Flo­rence à Bologne puis Stre­sa et le Valais, com­prise comme elle est entre des pans de mon­tagne, pro­duit une sen­sa­tion d’é­touf­fe­ment. Ce sont d’abord les tun­nels qui ponctuent la tra­ver­sée de la Toscane, puis la plaine indus­trielle des alen­tours de Milan, enfin les val­lées éden­tées qui don­nent l’as­saut du Sim­plon. Par endroits, un peu de lumière jail­lit par les fenêtre, puis à nou­veau le noir. Par­tis en mat­inée de San­ta-Maria-Novel­la, nous posons nos valis­es dans l’ar­rière-bou­tique sept heures plus tard. J’ap­pelle Mamère. Aus­sitôt, elle est à la porte. Gala en prof­ite pour se réc­on­cili­er: voilà six ans que les deux femmes ne se par­laient plus. Sit­u­a­tion dif­fi­cile, qu’un homme ne peut résoudre (fils, amant, mari, la pos­ture est inex­tri­ca­ble). Ensuite, sur une ter­rasse du boule­vard de Grancy avec Mamère. “Je renonce à com­pren­dre tes déplace­ments”, me dit-elle. Admet­tons, même pour moi ils sont com­pliqués. Et puis je viens de lui annon­cer que fin août je ren­tr­erai à Agrabuey en bateau. Etrange, car si l’on pense train, avion, voiture, à notre époque on pense rarement bateau. Or, je viens de con­stater que l’on peut voy­ager en couchette, avec son véhicule en cale, de Gênes à Barcelone. Le soir, dans une chaleur pénible — moin­dre toute­fois que dans la cuvette flo­ren­tine — apéri­tif sur apéri­tif. Soudain, le locataire du mag­a­sin (autre­fois bro­can­teur, il polit dans la salle du fond des ver­res ébréchés) et son fils. Qui se met­tent à cir­culer dans notre bureau d’af­fichage. Et par­lent d’in­staller un mag­a­sin de bière arti­sanale. Ce que j’en pense? Rien — je dis “oui”, tout en songeant, “nous verrons”.

Faible

Auteur de La pen­sée faible (à l’époque le titre ital­ien dis­ait “debole”), le philosophe Gian­ni Vat­ti­mo accorde ces jours à la presse inter­na­tionale qui devine la mort prochaine des entre­tiens dans lesquels il tient des pro­pos entre ironie, dés­in­vol­ture, et provo­ca­tion, et dégoût, pour s’a­doss­er, chaque fois que la vacuité du pro­pos men­ace, à Hei­deg­ger et Niet­zsche, soupe­sant j’imag­ine que la pos­ture est indigne d’un homme qui a durable­ment son­der l’homme. Dois-je dire que j’ai été désolé de cet exer­ci­ce de clown triste et prise au com­bi­en plus, fut-il social­iste voire marx­isant, et ter­ri­ble­ment français, la force de com­bat et la richesse de réflex­ion rob­o­ra­tive d’un Bernard Stiegler.

Haymaker

“Who the fuck are you?”

Ls.

Caché à Lau­sanne, dans l’ar­rière-bou­tique. Chaud dedans, dehors et devant. Nour­ri­t­ure de cos­mo­naute prise au super­marché de l’autre côté de la rue. Mal de ven­tre. A la pause de midi, en ras­ant les murs, la poste où je tire de l’ar­gent puis chez mon ami arabe qui me dis­tribue des bil­lets européens (meilleur cours depuis trois ans). Lui, au fond de son aquar­i­um sécurisé, moi le pied sur le con­duit sou­ple d’air frais, à m’éponger, à compter. Nous par­lons embouteil­lages, aéro­port, vacances, nous par­lons. Retour par les souter­rains de la gare où j’ob­tiens une bouteille d’eau pub­lic­i­taire puis un thé glacé pub­lic­i­taire, et enfin, sur le boule­vard de Grancy, une bois­son iso­tonique pub­lic­i­taire et, après bavardage avec la gamine en jupe mar­ket­ing, un accès gra­tu­it pour un jour d’en­traîne­ment au club de fit­ness. Au lieu de quoi, je ren­tre dans l’ar­rière-bou­tique et regarde en caleçons, des cours­es de voiture sur vidéo tan­dis que Gala éla­bore un pro­gramme com­pliqué de trois jours en cher­chant à quel moment elle pour­ra se laver les cheveux.

Acta

Faire absol­u­ment ce que l’on veut. C’est à dire, toutes con­traintes mesurées, enten­dues et démis­es, trou­ver le moyen de con­tr­er ce qui n’est que relatif.

Italiens

C’est une impres­sion franche, non mesurée, peu en phase avec mes préjugés: gen­tils, aimables, fins et bon-vivants. Devant le chaos, pas la moin­dre ner­vosité: ils adoptent le sourire. Ils se fau­fi­lent et, atten­tifs à la vie, saut­ent l’obstacle.

France

Tout de même (cette note pour con­jur­er la céc­ité intel­lectuelle qui nous sera bien­tôt reprochée): n’y a‑t-il per­son­ne, par­mi les déten­teurs de postes impor­tants, accé­dants pri­or­i­taires au porte-voix, pour déclar­er la France pays en voie rapi­de de con­ver­sion au totalitarisme?

Retour 2

Passé Stre­sa, étranges val­lées alpines de la proche Ital­ie. Monts verts héris­sés de forêts. Ils ter­rassent les villes, en font de gros vil­lages à l’aspect revêche. Puis le tun­nel du Sim­plon et l’émer­veille­ment jus­ti­fié des vis­i­teurs nip­pons et chi­nois qui monte en puis­sance au débouché de la val­lée du Rhône: le lieu est unique. Un siège plus loin, un jeune Alle­mand com­mente:
- C’est le plus bel endroit de Suisse.