A la fin, nous serons content de mourir si nous savons avoir vécu.
Mois : mars 2018
Conversation disloquée
A — J’appelle, tu ne décroches pas!
G — C’est le bord. Si tu écoutes ce que je dis sur mon message vocal — que j’ai installé, tu verras: ça m’énerve!
A — Bizarre, je viens d’appeler Luv, ça marchait.
Ai enfin réussi a me faire aider pour décharger le porte-manteau!
J’ai téléphoné à Rafael. L’ai réveillé de chez les morts. Il avait l’air hagard.
Mais pourquoi ce soir ça ne marche pas?
G — Essaie toi, moi c’est le bordel!
A — Oui, mais j’ai déjà essayé trois fois. Il ne se passe rien. Est-ce que ça sonne chez toi?
Ai signé le contrat internet ce matin. J’imagine que mardi l’antenne satellitaire devrait être installée.
Ici, temps modeste. Gris. Silence absolu dans le village. Hors du monde.
Vu mon petit bureau? Faut bien mettre quelque par l’ordinateur de communication.
Je te vois. Tu es devant le sapin à Fribourg!
Lecture passionnante de Miguel Benasayag sur la neurologie du cerveau.
Enfoiré de Tarik Ramadan, qu’il croupisse en tôle!
Moine Friederich, ça commence à bien faire!
G — Moi je vais demander une cellule de nonne quelque part.
A — Par exemple au milieu des rizières avec pour voisin un Suisse bien connu?
En pagne.
Plutôt qu’en panne.
G — Tu as bu?
A — Et j’écrirai sur l’eau, comme ça, plus besoin d’éditeur.
Pas bu. Sport à tous les étages.
TRX en fait.
J’ai lu toute la journée.
G — Bon, dommage, demain je pars au chalet de Lysia et sais pas du tout si là bas ça marche.
A — Très heureux qu’il y a au moins deux auteurs dans le paysage intellectuel qui relient posthumanisme et néolibéralisme.
Qui est Lysia?
G — T’ai déjà parlé d’elle.…. Une Grecque.
A — Et tu seras où?
Ton dentiste. Assure-toi qu’on puisse bien partir autour du 10. J’ai pas envie de poireauter à Lausanne.
G — Direction le Mont-Blanc.
A — On pourrait s’arrêter à Villeneuve.
Mont-Blanc, bien.
Ai trouvé l’explication des âmes télépathiques. Benjamin Libet (je le lisais à Yogyakarta en 2013, mais j’avais pas compris) a découvert que la décision n’est pas prise en conscience. Elle précède la conscience de la cause (de la décision). Fascinant!
Au fond, on est assez peu un “je”.
G — De ce côté là c’est aussi l’inconnu.…. C’est pas gagné. Soit je renvoie tout début juillet soit il me dira le 26 mars ce que je peux faire.
A — Pour un écrivain, c’est une découverte terrible. Mais c’est très rassurant pour ce qui est de la mort.
Ouais, qu’il te dise. Juste, me taper les bobos et les Négus dans Lausanne, c’est pénible.
Sinon, la santé?
Moi, je dors dix heures par nuit sans insomnies. Mais aussi, je n’écris pas.
Il y a juste, comme d’habitude, ces tacherons de Corfavens qui me font chier pour les impôts et tu imagines, je paie Fr. 450.- par mois et ils me donnent RIEN.
Ces Suisses! Sont devenus aussi minables que leurs voisins de France.
Je pense que si on parvient à te trouver un bel endroit puis partir pour une période au Cambodge, on va se faire plaisir.
Mon père qui est en ce moment en Thaïlande me dit que la nourriture reste excellente mais il est vrai que mon père, c’est pas Bocuse!
G — Fascinant. Te l’avais déjà dit.…. tout est déjà prévu. Alors pourquoi stresser? Faut attendre si possible un verre à la main. C’est tout de même affligeant de penser qu’à ce niveau là nous ne sommes pas à la barre.
A — Oui, c’est incroyable!
Cela bouleverse toute mon approche philosophique. Heureusement, j’ai toujours gardé sous le boisseau un côté panthéiste.
G — On mange mal au Cambodge.
A — Et puis il y a l’art. Nul ne nie la réalité de l’expérience esthétique.
Ouais on mange mal mais avec une bonne cuisinière et du fric, on doit pouvoir faire des miracles, non?
Et, dans un pays pauvre, quand tu es riche, tu es riche. Alors qu’en Suisse, pays riche, quand tu es riche, tu es pauvre. CQFD.
G — Panthéiste.… Tu me qualifiais de cela lors d’une de nos premières descentes à Paris.
A — Profitons de faire des choses extraordinaires, car le Progrès nous enfonce dans l’ordinaire. Je plains les enfants.
Ah, ha, bonne mémoire!
Les gens stressés, dit la neurologie, ont moins de mémoire. Je ne parle pas pour moi, bien entendu…
Bon, je vais aller manger ma Minestrome et fixer le porte-manteau.
Moins neurologique, je me réjouis de te tenir dans mes bras.
Evidemment, effet pervers de la techno, sur Skype on écrit en petit-nègre…
Dès que je reçois ton dernier message, j’essaie de t’appeler — dès fois que ça marche…
G — Un minestrone. L’art c’est pour le dépassement de notre condition humaine si pénible à encaisser une fois que l’on a compris. Bon appétit!
Film
Ce samedi, à l’heure de la sieste, Massio klaxonne, comme je lui ait dit de faire lorsqu’il arriverait au village avec le déménagement. Son collègue n’est pas du voyage, il est accompagné de deux femmes. L’une doit être son épouse, l’autre sa fille, bien qu’elles semblent du même âge. Elles traversent le pays pour la première fois, me dit l’Uruguayen. Sans trop s’éloigner du camion, elles regardent les maisons de pierre. La fille s’exclame : “c’est comme dans un film!”. Une demi-heure plus tard, le camion est déchargé, elles ont vu la rivière et la place, elles font adieu. Seize heures de route pour cette visite.
Nonnes
Près de Santa-María de la Huerta, cette région troglodyte dont j’ai déjà parlé, je m’arrête pour prendre de l’essence. A voiture américaine, réservoir américain donc surdimensionné. Le pompiste remplit. Au bout de quelques minutes, il me consulte l’air de dire “serait pas troué votre truc?”. Nous entrons dans la station, il fait le compte. Une facture salée.
-Autre chose?
Je choisis un Twix.
-Des biscuits? Ce sont les nonnes qui les font. Elles habitent juste là.
-Non merci.
-Ils sont excellents.
Mais je n’aime pas les “polvorones”, ces biscuits de poussière. Cependant, je me représentent les nonnes. Elles cuisent, confectionnent et emballent. Elles apportent au pompiste. Il les connaît. Il leur aura promis: ” e vais vous les vendre sœur Mercedes, faites-moi confiance!”
-Non merci, vraiment.
Ce que je regrette dès que j’ai repris la route. Et même j’ai honte. Rien à voir avec les biscuits. La prochaine fois, j’en prendrai deux boîtes.
Cannes à pêche
De passage à Guadalajara, je vais prendre livraison des cannes à pêches commandées en janvier. Tandis que Maria déballe et montre, un père et son fils s’intéressent aux couteaux.
-Si tu es à pied, mieux vaut revenir demain, c’est lourd, me dit Maria soupesant les colis.
Sur le point de m’en aller, nous discutons couteaux avec les clients. Je raconte mon dernier achat, le modèle anti-terroriste avec brise-glace et lame qui perce sans difficulté un capot de voiture. Testée sous une pression de mille kilos, dis-je encore. En chemin, je bois quelques bières dans un bar de banlieue, puis me couche. Le lendemain, je passe chercher mes cannes. Le père et son fils sont de nouveau là. Ils rendent le couteau acheté la veille, en choisissent un autre. Comme l’adolescent ne peut se décider, le père me tend les deux spécimens retenus, des couteaux de chasse avec manche en bois et lames de 15 centimètres.
-Vous savez… moi je ne connais pas grand chose (quand bien même, je sais immédiatement lequel est le meilleur)
Le père insiste.
-Tout dépend de ce que vous voulez en faire.
Alors le père, réaliste:
-Que peut-on bien en faire? Rien. Le mettre à sa ceinture lorsqu’on va se promener en forêt.
Yuma
Nouvelle traversée de l’Espagne, cette fois sous un déluge. Les bourrasques malmènent la voiture, les essuie-glaces peinent à évacuer l’eau. Même les déserts sont tristes. Sur fond gris, les oliviers ressemblent à des coches d’encre. A partir du deux-centième kilomètres, je suis attentif: je cherche Yuma, le restaurant des camionneurs. Il n’y a pas de repères. D’abord parce que les haltes le long de l’autoroute sont toutes signalées par le même panneau lequel ne comporte pas le nom du lieu, ensuite parce que Yuma n’est pas couplé avec une ville ou un village, c’est un ensemble hétéroclite de bâtiments posé sur un terrain vague. D’ailleurs, comme je descendais en Andalousie en janvier, je l’ai manqué. Plutôt, je ne l’ai pas vu. Et là, miracle, je le vois — trop tard, mais très vite, un changement de direction me permet de revenir sur mes pas. Malgré la pluie battante, il y a tant de camions et de voitures devant le restaurant que je ne trouve pas à me garer. Il faut imaginer un bâtiment en briques rouges de quatre étages, long comme une terrain de football, entouré de boues. Je pose la voiture de l’autre côté de la voie de service, cours sous mon parapluie, prend place dans la salle à boire (il y a aussi une salle à manger et un hôtel).
-Alors, mon chou, qu’est-ce qu’on boit?
Les ouvriers du coin et les chauffeurs de long cours mangent en solitaire à de petites tables de bois, tournés dans la direction du téléviseur qui fait son sujet sur les clowneries des Catalans. Et je me régale d’une potée de légumes suivie de racks de porc braisés au four. Avec la mouse au chocolat maison, le vin et le café, dix francs. Avant de partir, je plie une serviette dans ma poche. Il y est inscrit: Yuma, maison du camionneur, km.128.
Fauteuils
Il pleut enfin; après six mois. Une tempête, et je déménage. Le ciel est noir, le village fermé. L’eau roule sur les trottoirs et s’engloutit. Plus loin, les grilles la recrachent. Les familles sont rentrées. Ceux qui travaillent ont téléphoné: ils renoncent. Hier, c’était la fête de l’Andalousie. Les averses ont gâché la journée, mais les terrasses étaient praticables. Aujourd’hui, le sable tourbillonne, les chiringuitos tremblent, les chaises volent. A dix heures, Najo est au bas de l’immeuble. Il éclaire son bureau, relève ses messages.
-Et voilà! J’avais trois rendez-vous, tous sont annulés!
Sa fille qui fait secrétaire:
-Papa, je t’avais bien dit!
-Oui, grommelle Najo, ici quand il pleut, les gens arrêtent le travail.
A première vue, cela pourrait être utile, me dis-je. Car il n’y a aucun trafic sur l’avenue de la Méditerranée. Mais je déchante: devant la pharmacie d’urgence, là où j’ai installé les panneaux de police pour réserver une place au camion, il y a trois couches de véhicules, comme si le “temporal” allait durer plusieurs semaine et qu’il faille des provisions. Je m’approche. Une voiture rouge est garée devant le message: “déménagement”. La portière juste à la hauteur du triangle d’avertissement. La veille, avant de partir à vélo dans les montagnes le flic m’a dit: “allez dans ce hangar et prenez deux panneaux, si demain il y a un problème, appelez-moi!” Mais je n’ai aucune envie d’appeler. Hier, le flic faisait du vélo, aujourd’hui il doit se reposer. Donc je remonte dans l’appartement, sors sur le balcon et protégé par mon parapluie que je tiens à deux mains, je guette. Lorsqu’un trou se forme devant la pharmacie, je repositionne mes panneaux. Les transporteurs urugayens arrivent. Ils sirotent du maté sous un store, se consultent, puis commencent le travail. Deux heures plus tard, ils ont embarqué les chaises longues (dans lesquelles nous n’avons jamais pris place), les vélos, le cactus de deux mètres, le sac de boxe et les lits. Je m’apprête à embarquer avec eux direction le garde-meuble quand le téléphone sonne. J’oubliais la petite annonce. Sans relance de la part de cette dame qui a pris contact lundi, j’étais résolu à jeter mes fauteuils de terrasse. Or, elle est “là”.
-Où ça?
-A côté de chez vous… Dans le parking municipal. Devant votre appartement, c’est impossible.
-Oui, seulement je dois me rendre à Malaga. J’embarque à l’instant.
-Ce n’est pas grave, j’attendrai.
Faible que je suis:
-Non, venez maintenant, on va régler ça!
Dans la cabine du camion, les Urugayens se sont remis au maté. J’attends sous la pluie avec mes fauteuils. Dix minutes plus tard, apparaît une petite dame un journal sur sa tête.
-Mais… lui dis-je, vous êtes à pied?
-Oui, ah… désolé! J’y vais! Je reviens avec la voiture.
Je lui désigne un coin de la rue, lui explique qu’elle surgira là. Puis je transporte les quatre fauteuils, les pose au milieu du trottoir et me réfugie sous l’auvent de la churrería. Pas de chance, c’est l’heure de la fermeture, le patron enroule son store. A découvert, je reçois toute la pluie. La dame revient, Elle monte la voiture sur le trottoir, bloque le carrefour.
-Désolé, je me suis perdue… ça va?
Je suis détrempé. Elle ouvre la portière arrière. De la taille d’une lucarne dans un calendrier de l’avent.
-Non, non, par le coffre, dis-je.
-Vous croyez?
-Oui! Baissez vos dossiers de sièges.
-Ils ont cassés.
-Je peux?
J’envoie un coup de pied dans les dossiers. Sans effet.
-Et à la place du passager? suggère-t-elle.
-Ecoutez, votre voiture est trop petite.
-Mais non, ça va aller!
Pour qu’elle voie, je prends un fauteuil et le bourre. Il ne passe pas.
-Pas même un, vous voyez et il y en a quatre.
-Qu’est-ce qu’on peut faire?
-Vous allez m’amener à la station-service du prochain village où mes déménageurs sont allés faire de l’essence et vous leur demanderez de vous faire un prix.
Je rapporte les fauteuils dans mon immeuble. La dame recule en travers de l’avenue, me fait monter, démarre. De l’intérieur de la voiture, on ne voit pas la rue. Un buée épaisse maquille les pare-brises. La conductrice descend la vitre et passe la tête, puis la ramène, puis la passe encore, ceci pour éviter d’être giflé par les essuie-glace dont les gommes sont défaites. A mes pieds, toute une poubelle, cornets de glace, paquets de cigarettes, chiffons… Nous retrouvons les Urugayens.
-Où voulez-vous que nous emmenions ces fauteuils?
Massio, le chef, calcule.
-30 euros.
La dame va dire :
-Ah, non, je ne peux pas.
je le sais parce que c’est à peu près ce que vaut sa voiture…
Alors pour me débarrasser d’elle:
-Voilà ce que vous allez faire: allez chez un Chinois et acheter de la ficelle, vous attacherez les fauteuils à votre voiture.
-Aïe! La police ne va pas m’arrêter?
-Pas aujourd’hui. La police ne sort pas, il pleut, elle se repose.
Quelques heures plus tard, je suis de retour du garde-meuble et, incroyable, la dame est là, devant sa voiture, garée n’importe comment, une pelote de ficelle en mains. J’empile les quatre fauteuils, je coince les pieds avant du premier dans son coffre miniature, puis, jouant de tout mon poids, les dents serrées:
-…vite passez-moi la ficelle… là, le nœud est fait…coupez!
-Euh…
-Vous n’avez rien pour couper?
-Attendez, je dois avoir… dans mon sac…
Je lâche les fauteuils qui se répandent au milieu de l’avenue de la Méditerranée et monte dans l’appartement. De retour avec un ciseau, je recommence l’opération :
-Voilà. Vite, allez‑y! Oui, oui, partez!
Sans préciser:
-Avant que ça ne tombe.
Et du même mouvement, je m’enfile dans mon immeuble et ferme derrière moi.