Fauteuils

Il pleut enfin; après six mois. Une tem­pête, et je démé­nage. Le ciel est noir, le vil­lage fer­mé. L’eau roule sur les trot­toirs et s’en­gloutit. Plus loin, les grilles la recrachent. Les familles sont ren­trées. Ceux qui tra­vail­lent ont téléphoné: ils renon­cent. Hier, c’é­tait la fête de l’An­dalousie. Les avers­es ont gâché la journée, mais les ter­rass­es étaient prat­i­ca­bles. Aujour­d’hui, le sable tour­bil­lonne, les chirin­gui­tos trem­blent, les chais­es volent. A dix heures, Najo est au bas de l’im­meu­ble. Il éclaire son bureau, relève ses mes­sages.
-Et voilà! J’avais trois ren­dez-vous, tous sont annulés!
Sa fille qui fait secré­taire:
-Papa, je t’avais bien dit!
-Oui, grom­melle Najo, ici quand il pleut, les gens arrê­tent le tra­vail.
A pre­mière vue, cela pour­rait être utile, me dis-je. Car il n’y a aucun traf­ic sur l’av­enue de la Méditer­ranée. Mais je déchante: devant la phar­ma­cie d’ur­gence, là où j’ai instal­lé les pan­neaux de police pour réserv­er une place au camion, il y a trois couch­es de véhicules, comme si le “tem­po­ral” allait dur­er plusieurs semaine et qu’il faille des pro­vi­sions. Je m’ap­proche. Une voiture rouge est garée devant le mes­sage: “démé­nage­ment”. La por­tière juste à la hau­teur du tri­an­gle d’aver­tisse­ment. La veille, avant de par­tir à vélo dans les mon­tagnes le flic m’a dit: “allez dans ce hangar et prenez deux pan­neaux, si demain il y a un prob­lème, appelez-moi!” Mais je n’ai aucune envie d’ap­pel­er. Hier, le flic fai­sait du vélo, aujour­d’hui il doit se repos­er. Donc je remonte dans l’ap­parte­ment, sors sur le bal­con et pro­tégé par mon para­pluie que je tiens à deux mains, je guette. Lorsqu’un trou se forme devant la phar­ma­cie, je repo­si­tionne mes pan­neaux. Les trans­porteurs uru­gayens arrivent. Ils siro­tent du maté sous un store, se con­sul­tent, puis com­men­cent le tra­vail. Deux heures plus tard, ils ont embar­qué les chais­es longues (dans lesquelles nous n’avons jamais pris place), les vélos, le cac­tus de deux mètres, le sac de boxe et les lits. Je m’ap­prête à embar­quer avec eux direc­tion le garde-meu­ble quand le télé­phone sonne. J’ou­bli­ais la petite annonce. Sans relance de la part de cette dame qui a pris con­tact lun­di, j’é­tais résolu à jeter mes fau­teuils de ter­rasse. Or, elle est “là”.
-Où ça?
-A côté de chez vous… Dans le park­ing munic­i­pal. Devant votre apparte­ment, c’est impos­si­ble.
-Oui, seule­ment je dois me ren­dre à Mala­ga. J’embarque à l’in­stant.
-Ce n’est pas grave, j’at­tendrai.
Faible que je suis:
-Non, venez main­tenant, on va régler ça!
 Dans la cab­ine du camion, les Uru­gayens se sont remis au maté. J’at­tends sous la pluie avec mes fau­teuils. Dix min­utes plus tard, appa­raît une petite dame un jour­nal sur sa tête.
-Mais… lui dis-je, vous êtes à pied?
-Oui, ah… désolé! J’y vais! Je reviens avec la voiture.
Je lui désigne un coin de la rue, lui explique qu’elle sur­gi­ra là. Puis je trans­porte les qua­tre fau­teuils, les pose au milieu du trot­toir et me réfugie sous l’au­vent de la chur­rería. Pas de chance, c’est l’heure de la fer­me­ture, le patron enroule son store. A décou­vert, je reçois toute la pluie. La dame revient, Elle monte la voiture sur le trot­toir, bloque le car­refour.
-Désolé, je me suis per­due… ça va?
Je suis détrem­pé. Elle ouvre la por­tière arrière. De la taille d’une lucarne dans un cal­en­dri­er de l’avent.
-Non, non, par le cof­fre, dis-je.
-Vous croyez?
-Oui! Bais­sez vos dossiers de sièges.
-Ils ont cassés.
-Je peux?
J’en­voie un coup de pied dans les dossiers. Sans effet.
-Et à la place du pas­sager? sug­gère-t-elle.
-Ecoutez, votre voiture est trop petite.
-Mais non, ça va aller!
Pour qu’elle voie, je prends un fau­teuil et le bourre. Il ne passe pas.
-Pas même un, vous voyez et il y en a qua­tre.
-Qu’est-ce qu’on peut faire? 
-Vous allez m’amen­er à la sta­tion-ser­vice du prochain vil­lage où mes démé­nageurs sont allés faire de l’essence et vous leur deman­derez de vous faire un prix.
Je rap­porte les fau­teuils dans mon immeu­ble. La dame recule en tra­vers de l’av­enue, me fait mon­ter, démarre. De l’in­térieur de la voiture, on ne voit pas la rue. Un buée épaisse maquille les pare-bris­es. La con­duc­trice descend la vit­re et passe la tête, puis la ramène, puis la passe encore, ceci pour éviter d’être giflé par les essuie-glace dont les gommes sont défaites. A mes pieds, toute une poubelle, cor­nets de glace, paque­ts de cig­a­rettes, chif­fons… Nous retrou­vons les Uru­gayens.
-Où voulez-vous que nous emme­nions ces fau­teuils? 
Mas­sio, le chef, cal­cule.
-30 euros.
La dame va dire :
-Ah, non, je ne peux pas.
je le sais parce que c’est à peu près ce que vaut sa voiture…
Alors pour me débar­rass­er d’elle:
-Voilà ce que vous allez faire: allez chez un Chi­nois et acheter de la ficelle, vous attacherez les fau­teuils à votre voiture.
-Aïe! La police ne va pas m’ar­rêter?
-Pas aujour­d’hui. La police ne sort pas, il pleut, elle se repose.
Quelques heures plus tard, je suis de retour du garde-meu­ble et, incroy­able, la dame est là, devant sa voiture, garée n’im­porte com­ment, une pelote de ficelle en mains. J’empile les qua­tre fau­teuils, je coince les pieds avant du pre­mier dans son cof­fre minia­ture, puis, jouant de tout mon poids, les dents ser­rées:
-…vite passez-moi la ficelle… là, le nœud est fait…coupez!
-Euh…
-Vous n’avez rien pour couper?
-Atten­dez, je dois avoir… dans mon sac…
Je lâche les fau­teuils qui se répan­dent au milieu de l’av­enue de la Méditer­ranée et monte dans l’ap­parte­ment. De retour avec un ciseau, je recom­mence l’opéra­tion :
-Voilà. Vite, allez‑y! Oui, oui, partez!
Sans pré­cis­er:
-Avant que ça ne tombe.
Et du même mou­ve­ment, je m’en­file dans mon immeu­ble et ferme der­rière moi.