Mois : décembre 2017

Soirée

Mon­frère m’a per­suadé de renon­cer à sor­tir. Après l’af­faire du restau­rant encom­bré, il n’a pas eu de peine. Nous avons accom­pa­g­né les enfants à Puente Rey, puis nous sommes allés acheter de l’al­cool au super­marché. Des hommes en peignoir se bal­adaient entre les rayons, ils reve­naient de la course déguisée qui s’est tenue dans la sta­tion. De retour à Agrabuey, nous avons relancé le feu, mis de la musique et ouvert des bières. A trois heures et demie, les enfants frap­pent à la porte. Sans un mot, Aplo ren­tre dans sa cham­bre. Luv racon­te le con­trôle de police. Affalé con­tre un mur, Aplo a attiré l’at­ten­tion de la patrouille.
-Il ont demandé si ça allait.
-Ils ont bien fait!
-Sauf que je n’avais pas mes papiers…
-N’avais-je pas dit de pren­dre vos papiers? Et d’abord, pourquoi Aplo a‑t-il bu tout son mélange? Quand était-ce?
-Il y a une heure et demie.
-Et entre deux, vous avez fait quoi?
-On a atten­du le taxi.

Différence

Jeune, on se juge dif­férent. Par dev­ers-soi, on pressent que cette dif­férence est illu­soire d’où le tra­vail esthé­tique sur la per­son­ne qui con­siste à mul­ti­pli­er les signes. Avec l’âge, la rai­son l’emporte : n’est pas dif­férent qui veut, les cas sont rares et parce qu’ils sont rares, ils mar­quent. Pour­tant, il faut se vouloir dif­férent. Cela créée de la dif­férence et, en ce domaine, il n’y a pas de pro­grès, même min­ime, dont ne prof­ite toute la société.

Musulmans

Les musul­mans sous-esti­ment absol­u­ment la vio­lence de l’homme occi­den­tal — j’in­siste sur l’ad­verbe. A l’in­verse, l’Oc­ci­den­tal sous-estime la capac­ité du musul­man à prof­iter de la faib­lesse. Le mal­heur, pour nous autres qui aimons la cul­ture rationnelle, la cri­tique qu’elle autorise, la lib­erté qu’elle apporte, est qu’une par­tie des Occi­den­taux n’a pas de tâche plus urgente que d’en­cour­ager la faib­lesse dans le peu­ple afin de hâter sa mise en coupe.

El Porton

Restau­rant El Por­ton. J’y ai mangé il y a douze ans, j’y suis retourné en juil­let, la table est de qual­ité. De plus nous atten­dons la vis­ite de Mon­frère; faire entorse à la règle et dîn­er dehors le soir de la Saint-Sylvestre me sem­blait donc être une bonne idée. La patronne m’an­nonce qu’elle fer­mera ce soir-là. Je réserve pour la veille. Sur place à 21h00, nous sommes par­mi les pre­miers. Je souhaitais une instal­la­tion dans la salle du bas, le garçon nous mène à l’é­tage. L’apéri­tif à peine com­mencé, abon­dent quar­ante col­lègues de bureau. Les hommes se pla­cent à gauche, les femmes à droite, puis le con­traire, jouant des coudes, s’embrassant, l’air est élec­trique. Ils se relèvent, dis­cu­tent dans le pas­sage, échangent leurs chais­es, enfin cha­cun trou­ve sa place, le vin est servi. Alors, ils par­lent. Mais ce sont des Espag­nols. Quar­ante Espag­nols. Des col­lègues. Et c’est Noël, la sor­tie d’en­tre­prise, l’ hys­térie: cha­cun doit prou­ver qu’il n’est pas ce qu’on croit, se mon­tr­er, être vu. Ils  ne par­lent pas, ils hurlent, vocif­èrent, mouli­nent de la main, s’esclaf­fent et cri­ent.
- Je sais, me dit la patronne, mais que puis-je faire? Je n’ai plus une table de libre!
Le vol­ume sonore est tel que nous avons de la peine à nous enten­dre. Pour saisir ce que dit Luv, j’ar­rête de manger, je me penche par dessus la table. Pour avoir ma réponse, elle fait de même. D’ailleurs le garçon a dis­paru (une servi­ette nouée sur la tête). Il passe en courant. Dis­paraît encore. Restée vide, la table qui est dans notre dos, se rem­plit. Des gens des villes. Mille francs de vête­ment sur chaque gosse, le triple sur Madame et un orphe­lin acheté dans le tiers-monde que l’on gave de choco­lat. Cette fois, le restau­rant con­cur­rence la dis­cothèque, la nour­ri­t­ure vibre dans les assi­ettes, le vin est glacé, le café est tiède, je regarde avec envie la rue, sous la pluie, vivement !

Leçons

Leçons d’alle­mand tan­dis qu’il neige. Aplo décou­vre les décli­naisons mixtes, faibles et fortes, les pré­po­si­tions qui com­man­dent l’ac­cusatif ou le datif, les qua­tre cas retenus du latin… Quelques min­utes après avoir déclaré, “je vais t’ex­pli­quer la méth­ode”, je m’ex­clame:
- Comment as-tu fait jusqu’i­ci?
Je suis inter­dit. Qu’Ap­lo ignore les rudi­ments de la gram­maire soit, mais com­ment a‑t-il pu présen­ter ces dernières années à Genève, puis à Fri­bourg et main­tenant à Lau­sanne des devoirs récom­pen­sés par des notes moyennes?
-Nous allons tout repren­dre. Sors ton livre!
-Je n’ai pas de livre.
-Alors prends ton dic­tio­n­naire!
-La maîtresse fait des fich­es.
Excédé (une par­tie du vocab­u­laire m’échappe et je trébuche sur les accords com­plex­es), je cherche une gram­maire dans l’en­cy­clopédie et entre­prend son résumé — deux heures de tra­vail. Après quoi nous déb­u­tons la tra­duc­tion d’un texte. Aus­sitôt, je bute sur sa dif­fi­culté. Quand je viens à bout du pre­mier para­graphe, je con­state qu’il s’ag­it d’un arti­cle de presse. Faute de style, le jour­nal­iste donne dans les cir­con­lo­cu­tions pour en acquérir un, il fab­rique des phras­es sans verbe et priv­ilégie l’el­lipse, cela pour nous par­ler de l’am­biguïté sex­uelle de Mar­lène Diet­rich. Que l’on me descende les péd­a­gogues dans la cour, lorsque j’en aurai fini avec la leçon d’alle­mand, ils cireront leur godass­es et com­menceront une marche de nuit!

Souper

Grosse neige sur Agrabuey. Les ruelles se rem­plis­sent, les toits se char­gent. Anto­nio débar­rasse à l’aide de son tri­dent. J’in­siste pour lui prêter ma pelle: elle est neuve, fais-je val­oir, je viens de la com­man­der en Alle­magne. Il ne veut pas. Luv est éton­née par le tri­dent. Nous mar­chons à tra­vers le vil­lage, en bas­kets, les enfants ont vite les pieds mouil­lés (cela, depuis qu’ils sont nés, généra­tion qui ne se chausse pas). Je leur fais la vis­ite: l’église et l’an­ci­enne école trans­for­mée en bar, le pré aux mou­tons, la piste de fron­ton, les ponts de pierre sur la riv­ière et le canal. Quand nous revenons dans notre rue, Anto­nio a renon­cé à déplac­er les paque­ts de neige, ils se refor­ment aus­sitôt, mais pas un des voisins de Saragosse qui a sor­ti le jet d’eau et arrose devant sa porte. A l’heure du repas, tout le monde ren­tre et la neige con­tin­ue de tomber. Durant l’après-midi, le vil­lage s’en­fonce. Nous descen­dons à la ville, man­geons le manu chez Brasa, au milieu des familles; au moment de sor­tir mon porte-mon­naie, je m’aperçois que je l’ai per­du. Le patron et la patronne me ras­surent, nous souhait­ent bon Noël, “si vous ^tres encore dans la région, vous vien­drez pay­er un autre jour!” (Fausse alerte, le porte-mon­naie était resté sur la table, par cour­toisie, je rap­pelle le restau­rant.) Qua­tre heures et demie, le ciel poudroie, nous pas­sons la dou­ble mon­tagne qui cache Agrabuey der­rière des touristes qui roulent des voitures équipées de chaînes, puis nous pré­parons le souper de Noël. Luv écrit et des­sine les menus, Aplo pré­pare la mousse d’av­o­cat et le foie-gras, je m’oc­cupe de la crème de chou-fleur au caviar. Plat prin­ci­pal, pavé de vache et demi-homard. Etrange bête de l’At­lan­tique au milieu de toute cette neige. Dehors, vaste silence. Alour­die, la cloche de l’an­ci­enne école peine à son­ner. A minu­it, nous dis­tribuons les cadeaux. Les enfants m’of­frent un phare de vélo, ils reçoivent des cof­frets de par­fums, des habits, Luv, un jeu de servi­ette de bain brodée à son nom.

Images

Quelques mots ou par­fois un seul suff­isent à déclencher de longues séquences rêvées. Pour avoir lu une cri­tique du style de Racine dans Cin­na, j’as­siste durant mon som­meil à la con­cur­rence entre deux acteurs vedette du théâtre parisien au XVI­Ième pour un rôle de pro­fesseur à fraise dans une pièce pour enfants. Ces derniers, hilares et cau­sant, mon­trés (par la caméra, si je me fais com­pren­dre) aus­si sou­vent si ce n’est plus que l’ac­teur sont tous pareille­ment habil­lés de blanc à la façon des aides de curé et ils s’esclaf­fent. Aupar­a­vant — ceci est réel — j’ai regardé les pre­mières min­utes du procès de Nurem­berg. Les dig­ni­taires nazi se lèvent à tout de rôle pour répon­dre au juge anglais qui leur deman­dent s’ils plaident coupables ou non coupables. Rudolf Hess dit sim­ple­ment “nein!” En rêve, je quitte avec Aplo un bord de mer où assis dans le sable, à portée d’une car­a­vane de gitans, il me fai­sait répéter mon exa­m­en de Français et nous entrons dans Ger­ma­nia, la cap­i­tale nazie dess­inée par Speer, ville aux per­spec­tives futur­iste (plutôt que néo-romain) que nous admirons la main dans la main avant de gag­n­er Prague dont je détaille les mon­u­ments. Et ain­si, de suite, du mot aux images, tout la nuit.

Soleil

Ce jour de Noël, soleil radieux sur Agrabuey et comme je me suis couché tôt, j’ai le priv­ilège de me tenir debout dans la vil­lage avant les familles; n’é­tait-ce ce bruit des grands fonds qui émane de la chaudière, le silence serait par­fait. Hélas pour les enfants qui atter­ris­sent demain à Barcelone, la pluie est annon­cée. Le Petit Homme bleu dit qu’il neig­era au-dessus de 1000 mètres. Soyons opti­mistes, la mai­son est à 1008 mètres.

Veste

Sur ce site de vente en ligne d’an­tiq­ui­tés, une veste du XIXème siè­cle. Je me vois bien répon­dre à celui qui deman­derait où j’ai trou­vé cette ravis­sante veste:
-Oh, je ne sais plus, elle a deux cent ans!

Duschambé

Duscham­bé, Duscham­bé, je n’ar­rête pas de répéter “Duscham­bé!”, Duscham­bé le jour, Duscham­bé la nuit, alors que je ne sais même pas de quel pays Duscham­bé est la capitale.