Restaurant El Porton. J’y ai mangé il y a douze ans, j’y suis retourné en juillet, la table est de qualité. De plus nous attendons la visite de Monfrère; faire entorse à la règle et dîner dehors le soir de la Saint-Sylvestre me semblait donc être une bonne idée. La patronne m’annonce qu’elle fermera ce soir-là. Je réserve pour la veille. Sur place à 21h00, nous sommes parmi les premiers. Je souhaitais une installation dans la salle du bas, le garçon nous mène à l’étage. L’apéritif à peine commencé, abondent quarante collègues de bureau. Les hommes se placent à gauche, les femmes à droite, puis le contraire, jouant des coudes, s’embrassant, l’air est électrique. Ils se relèvent, discutent dans le passage, échangent leurs chaises, enfin chacun trouve sa place, le vin est servi. Alors, ils parlent. Mais ce sont des Espagnols. Quarante Espagnols. Des collègues. Et c’est Noël, la sortie d’entreprise, l’ hystérie: chacun doit prouver qu’il n’est pas ce qu’on croit, se montrer, être vu. Ils ne parlent pas, ils hurlent, vocifèrent, moulinent de la main, s’esclaffent et crient.
- Je sais, me dit la patronne, mais que puis-je faire? Je n’ai plus une table de libre!
Le volume sonore est tel que nous avons de la peine à nous entendre. Pour saisir ce que dit Luv, j’arrête de manger, je me penche par dessus la table. Pour avoir ma réponse, elle fait de même. D’ailleurs le garçon a disparu (une serviette nouée sur la tête). Il passe en courant. Disparaît encore. Restée vide, la table qui est dans notre dos, se remplit. Des gens des villes. Mille francs de vêtement sur chaque gosse, le triple sur Madame et un orphelin acheté dans le tiers-monde que l’on gave de chocolat. Cette fois, le restaurant concurrence la discothèque, la nourriture vibre dans les assiettes, le vin est glacé, le café est tiède, je regarde avec envie la rue, sous la pluie, vivement !