Aussi certain que difficile à pondérer, l’argent en tant que facteur de démoralisation des masses. Que ce soit pour la majorité d’entre nous l’impossible atteinte du schéma de vie idéal, que ce soit la fluidité de revenu qui caractérise la classe aisée ou, pour les prescripteurs, la noyade spatio-temporelle propre à la vie de grand milliardaire, la résignation s’entend d’abord comme l’empêchement massif de toute alternative existentielle. Qui vante d’autres modes d’expression de la force vitale contient ses effets au discours: ordonner l’action à tout autre but que l’argent est devenu un impensable.
Mois : septembre 2017
Police de proximité
A Lyssach pour voir des voitures américaines. Nous cherchons le garage dans la campagne. Avant de quitter Lausanne, Monpère a noter l’adresse, mais il ne la trouve plus. Je conduis, il fouille ses poches. “J’ai dû la laisser sur ton bureau”. J’arrête devant un hangar, un jeune paysan gicle son tracteur. Monpère se renseigne. Nous roulons en sens inverse. Quelques minutes plus tard, nous sommes à nouveau perdus. Monpère déplie une carte militaire. Autant chercher de l’or dans du fumier. Alors nous décidons de tout reprendre depuis le début. Retour à l’autoroute. Au premier giratoire, une camionnette de police s’engage à notre suite. Je me gare et suggère à Monpère de demander aux agents. Croyant à une diversion, ceux-ci demandent à voir nos papiers. Pourquoi? J’ai oublié d’enclencher le clignoteur en entrant dans le giratoire (je ne le mets jamais). “Permis?” Je n’ai pas. “Peu importe. Mais il y a autre chose…” Et ils nous embarquent. Tandis que l’un des agents vérifie je ne-sais-quoi dans un bâtiment en forme de cube (trois quart d’heure à piétiner), Monpère essaie — comme il dit — de “retourner la policière”. De fait, il l’engage à requérir des effectifs supplémentaires, à se mettre en grève, à contester le pouvoir de la hiérarchie politique et pour finir, l’assure de son soutien. Quand nous repartons enfin, nous visitons nos Américaines, mangeons une tranche de boeuf chez un serveur de Transylvanie avec qui Monpère échange son adresse puis la police nous arrête une seconde fois, à Vevey cette fois (j’ai oublié les phares).
Morges 2
Remplir les caisses exige de produire des vedettes. Bernard Werber, Dan Brown, Eric Emmanuel-Schmidt, ces épouvantails attirent les regards. Des palettes de livres sont déchargées à leur pied. Vendeurs, ils font ce qu’ils savent faire, vendre, puisque telle est leur approche de la littérature, non-littéraire. Une partie de l’argent récolté permet de payer les frais qu’occasionnent les autres écrivains, ceux qui se préoccupent d’art. Cela ne poserait aucun problème si les amateurs étaient des amateurs réels, de ceux qui savent la différence entre un produit et une oeuvre littéraire. Hélas, visibles comme ils sont au milieu du paysage, ces épouvantails font oublier qu’il existe une culture.
Eclipse
Etrange femme. Lorsque je l’aperçois dans l’angle de la véranda, dans la salle supérieure du Casino, où a lieu de cocktail, elle est assise derrière une table basse, dans un fauteuil et discute. Bientôt, elle se rapproche. Enfin, elle est là, le verre à la main, le regard sur moi. Belle, fine, séduisante. Laide, mouvante, vive. Claire et profonde — je ne parle encore que du corps. Elle entre dans la conversation. Comment? Je ne saurai dire. Passe un quart d’heure, une heure. Commence une deuxième heure. Nous parlons. De quoi, je l’ignore — du moins ne le sais-je plus. Elle est traductrice, elle traduit du russe. Où habite-t-elle? A Moscou. Le cocktail finit et nous allons dans un bar. Nous buvons encore. Elle du vin, moi de la bière. Certainement est-il question du monde, donc de l’invasion, de ces traînards musulmans que verse le tiers-monde sur notre continent. Et en Russie? Avec dans la voix des accents de sincérité, elle martèle ses convictions. En confiance, je me rapproche de mes opinions réelles. Alors, elle en vient à des questions plus personnelles. Aussitôt, l’ivresse s’estompe (elle reviendra): inquiet, je me demande qui j’ai en face de moi. D’autant plus qu’elle vient de déclarer, avant de se lever (elle reparaîtra): “je travaille aussi pour l’Ambassade de Suisse”. Sentiment étrange — c’est ici mon propos: je ne sais plus à qui j’ai à faire. Habituellement, la personnalité de l’interlocuteur se précise à mesure que se déroule la conversation. Or, mes certitudes viennent de se dérober. Alors, je regarde autour de moi. Nous sommes dans un pub. Que faisons-nous? Nous parlons. Depuis trois heures. Pourquoi s’approcher de moi, tantôt? Réponse évidente. Cependant, elle ne suffit pas à dissiper mon malaise. Peu après, sonnés par l’alcool mais surtout, ayant neutralisé toute tension positive devant cette éclipse de l’autre, nous nous séparons. Le doute me suit jusque dans le sommeil. Le matin, et les deux jours qui suivent, il est là, intact.
Morges
A Morges, avec quelque deux cent autres écrivains pour Le livre sur les quais. Sous la tente principale, les tables de présentation des livres forment un quadrilatère; au centre, un quadrilatère plus petit. Les visiteurs défilent dans le couloir. Rien de tel pour contribuer à la solitude de l’artiste. Pourtant, j’ai demandé à venir. La rencontre avec les autres écrivains est importante, agréable, amicale. A l’occasion, je pourrais lire leurs textes. Ce n’est pas l’envie qui fait défaut, mais comment s’y prendre? Le temps est court et les volumes se multiplient. Pour peu que l’on tarde à les acquérir, ils disparaissent. Et puis il faut écrire, activité immense. De sorte que l’on demande à l’autre “ce que c’est”. Il est emprunté. Je le suis aussi lorsque je dois faire face à cette question. Le deuxième jour, elle m’est posée en public et au sujet d’un de mes livres les moins définissables, Le triptyque de la peur. De plus, c’est le matin, je viens de me réveiller, j’ai l’œil rouge. D’ailleurs, c’est un hasard si j’ai consulté mon emploi du temps de la journée. Tout juste une demi-heure après avoir quitté le lit, je prends place sur une chaise face au public et tente d’expliquer ce qu’est un verraco. Exercice peut-être réussi sur les trente pages que compte cette partie du texte, grâce aux citations, documents et appels à témoins — voilà qu’on me demande de résumer cela en deux phrases. Toujours ce paradoxe: si l’écrivain avait souhaité dire autrement, il l’eut fait d’emblée. La seule réponse à la question est donc le texte écrit. Mais ce n’est pas ainsi que fonctionnent les choses. Vous avez une tête, elle doit être montrée; une façon de vous exprimer, elle doit être constatée; une attitude, on veut la savoir. Pour m’aider, le modérateur lit une phrase du Triptyque — que je ne comprends pas. Je le prie de répéter. Il commence plus haut dans le texte, finit plus bas. Beaucoup plus clair. Cependant, je ne suis pas sûr de comprendre. Le meilleur moyen de se tirer de situation est encore de parler d’autre chose. Ce que je fais. J’entame un discours sur la dimension prescriptive de la société qu’annoncent les posthumanistes américains adeptes du téléchargement de la conscience. De retour sous la tente, j’avale trois cafés. Le soleil est revenu, les visiteurs se bousculent, aux caisses l’attente est longue.