Etrange femme. Lorsque je l’aperçois dans l’angle de la véranda, dans la salle supérieure du Casino, où a lieu de cocktail, elle est assise derrière une table basse, dans un fauteuil et discute. Bientôt, elle se rapproche. Enfin, elle est là, le verre à la main, le regard sur moi. Belle, fine, séduisante. Laide, mouvante, vive. Claire et profonde — je ne parle encore que du corps. Elle entre dans la conversation. Comment? Je ne saurai dire. Passe un quart d’heure, une heure. Commence une deuxième heure. Nous parlons. De quoi, je l’ignore — du moins ne le sais-je plus. Elle est traductrice, elle traduit du russe. Où habite-t-elle? A Moscou. Le cocktail finit et nous allons dans un bar. Nous buvons encore. Elle du vin, moi de la bière. Certainement est-il question du monde, donc de l’invasion, de ces traînards musulmans que verse le tiers-monde sur notre continent. Et en Russie? Avec dans la voix des accents de sincérité, elle martèle ses convictions. En confiance, je me rapproche de mes opinions réelles. Alors, elle en vient à des questions plus personnelles. Aussitôt, l’ivresse s’estompe (elle reviendra): inquiet, je me demande qui j’ai en face de moi. D’autant plus qu’elle vient de déclarer, avant de se lever (elle reparaîtra): “je travaille aussi pour l’Ambassade de Suisse”. Sentiment étrange — c’est ici mon propos: je ne sais plus à qui j’ai à faire. Habituellement, la personnalité de l’interlocuteur se précise à mesure que se déroule la conversation. Or, mes certitudes viennent de se dérober. Alors, je regarde autour de moi. Nous sommes dans un pub. Que faisons-nous? Nous parlons. Depuis trois heures. Pourquoi s’approcher de moi, tantôt? Réponse évidente. Cependant, elle ne suffit pas à dissiper mon malaise. Peu après, sonnés par l’alcool mais surtout, ayant neutralisé toute tension positive devant cette éclipse de l’autre, nous nous séparons. Le doute me suit jusque dans le sommeil. Le matin, et les deux jours qui suivent, il est là, intact.