A Morges, avec quelque deux cent autres écrivains pour Le livre sur les quais. Sous la tente principale, les tables de présentation des livres forment un quadrilatère; au centre, un quadrilatère plus petit. Les visiteurs défilent dans le couloir. Rien de tel pour contribuer à la solitude de l’artiste. Pourtant, j’ai demandé à venir. La rencontre avec les autres écrivains est importante, agréable, amicale. A l’occasion, je pourrais lire leurs textes. Ce n’est pas l’envie qui fait défaut, mais comment s’y prendre? Le temps est court et les volumes se multiplient. Pour peu que l’on tarde à les acquérir, ils disparaissent. Et puis il faut écrire, activité immense. De sorte que l’on demande à l’autre “ce que c’est”. Il est emprunté. Je le suis aussi lorsque je dois faire face à cette question. Le deuxième jour, elle m’est posée en public et au sujet d’un de mes livres les moins définissables, Le triptyque de la peur. De plus, c’est le matin, je viens de me réveiller, j’ai l’œil rouge. D’ailleurs, c’est un hasard si j’ai consulté mon emploi du temps de la journée. Tout juste une demi-heure après avoir quitté le lit, je prends place sur une chaise face au public et tente d’expliquer ce qu’est un verraco. Exercice peut-être réussi sur les trente pages que compte cette partie du texte, grâce aux citations, documents et appels à témoins — voilà qu’on me demande de résumer cela en deux phrases. Toujours ce paradoxe: si l’écrivain avait souhaité dire autrement, il l’eut fait d’emblée. La seule réponse à la question est donc le texte écrit. Mais ce n’est pas ainsi que fonctionnent les choses. Vous avez une tête, elle doit être montrée; une façon de vous exprimer, elle doit être constatée; une attitude, on veut la savoir. Pour m’aider, le modérateur lit une phrase du Triptyque — que je ne comprends pas. Je le prie de répéter. Il commence plus haut dans le texte, finit plus bas. Beaucoup plus clair. Cependant, je ne suis pas sûr de comprendre. Le meilleur moyen de se tirer de situation est encore de parler d’autre chose. Ce que je fais. J’entame un discours sur la dimension prescriptive de la société qu’annoncent les posthumanistes américains adeptes du téléchargement de la conscience. De retour sous la tente, j’avale trois cafés. Le soleil est revenu, les visiteurs se bousculent, aux caisses l’attente est longue.