Le problème de la femme, c’est l’homme; et inversement. Cela occupe. Sans cette tension, que deviendrait l’espace où nos vies spectaculaires se déploient? Or, aujourd’hui, nos efforts de pointe, technologiques mais relayés et soutenus par les talents du discours, annoncent l’abolition des ces tensions et de leur portée essentielle. Autant dire que nous préparons non seulement une migration de la vie hors des frontière naturelles, mais une rupture avec l’état de possibilité auquel, volontaires maladifs, nous prétendions imposer la certitude.
Mois : février 2017
Gibert Joseph
Café Le Sorbon, rue des Ecoles, une hindou vieillard portant écharpe mauve se fait lire par son amie parisienne l’histoire de la famille Gibert dont on voit au coin de la rue la librairie de cinq étages annoncée par le store peint “papeterie-librairie Gibert Joseph”.
-Allons‑y! Dit le Monsieur en se levant.
Suisse
Au Père-Lachaise, sur un sentier de feuilles quand mon portable sonne. Entre deux tombes, Famille Menan et Famille Durand-Boulanger, je décroche.
-Gendarme de Porsel, vous n’êtes pas chez vous Monsieur Friederich?
“Je suis en Espagne, me dis-je. A Paris. Ou alors: pas souvent là. Que faut-il répondre? Pas là en ce moment. Oui, cela paraît plus recevable.”
-En effet, dis-je.
-C’est l’office des Poursuites.
-Je suis poursuivi?
-Oui.
-Et par qui?
-Je ne peux pas vous dire.
-Quelle est la somme?
-Vous devez Fr. 18,50 à l’Etat Monsieur Friederich. Je suis là pour les récupérer.
Panthéon
Place du Panthéon, sur la terrasse couverte de cette brasserie où nous avons mangé avec les écrivains lausannois, genevois, valaisans, neuchâtelois et Daniel Popescu il y a quelques années (ironie de ce moment de rencontre entre Parisiens et Suisses, les premiers ayant lu à la Sorbonne dînèrent ensemble préoccupés d’assurer leur position dans la petite hiérarchie du quartier latin plutôt que de nous adresser la parole, nous qui lisions le lendemain, aux antipodes, c’est à dire au Musée de l’immigration — anciennement Musée des colonies, si j’ai bonne mémoire, autre ironie — sans qu’aucun des locaux entendus la veille ne daignât se déplacer), la plus belle des femmes. Tel est le choc que l’ayant entrevue, j’ai de la peine à marcher droit. Je ralentis. Comment faire? Revenir sur mes pas? Elle regardait devant elle, jouant la femme qui ne voit pas. Je marche en direction du Panthéon. Quelque chose me manque. Que puis-je faire? Que peut-on? Une heure passe, je ne suis pas remis. Que la vie d’une telle femme doit être dure!
Valeurs
A considérer les gens que je côtoie lorsque je vais en France, mon sentiment est que le fruit de leur travail est volé. Contrairement aux Espagnols qui ont toujours été pauvres, ils ne se résignent pas et souffrent. Peut-être devraient-ils s’interroger sur le prix qu’ils paient pour la défense de valeurs républicaines qui servent avant tout à garantir le bon fonctionnement des leviers de ponction dont profite une caste.
Louvre 2
Pauvres enfants, apportés du tiers-monde, repoussés dans les périphéries de Paris, conduits par un maître jusqu’au Louvre sur directive de je-ne-sais quel ministère de la culture, de l’intégration, de la tolérance, du droit, de la pataphysique ou de la propagande, ce n’est pas des collections qu’ils verront, encore moins de l’art, mais la survivance de quartiers historiques témoignant que la France a été et que si elle existe encore pour quelques privilégiés, elle leur est, à eux, inaccessible — ce dont ils se moquent.
Millions
Bernard Traven, d’après Pascal Vandenberghe, l’auteur de la préface du recueil de nouvelles Le chagrin de Saint-Antoine, aurait vendu trente millions d’exemplaires de son premier (et formidable) roman Le vaisseau de morts. Cette semaine, Stéphane Fretz, mon éditeur chez Art&Fiction, me disait que malgré son Grand prix fédéral de la littérature, Laurence Boissier n’espérait guère vendre plus de quelques centaines de volumes; quand à Gérard Berréby, chez Allia, il me disait qu’il n’y a pas en France dix écrivains de littérature qui vivent confortablement de leur plume. Ici s’arrêtent les spéculations. Le constat est fait: on ne lit plus les écrivains. Quelques chapelles aux rites conservateurs refusent de céder le terrain entier à l’électronique de divertissement. Elles fournissent les derniers lecteurs assidus. Mais je gage qu’ils ont un âge certain et que leurs chapelles bientôt deviendront monuments. Alors nous écrirons comme les alchimistes fabriquaient l’or dans leurs cornues, en cave et traités de fous.