Relecture attentive, soutenue, de Constance. Drôle d’exercice. J’y suis rompu, mais le cas de ce texte est particulier : écrit sous l’effet de l’inspiration et pour ainsi dire d’une traite, sa reprise est dérangeante. Aucun effet de construction rationnel, aucune charpente qui confirmerait l’approche rationnelle, de sorte que je me trouve dans un état de dédoublement, corrigeant ce que je sais avoir écrit sans y trouver trace consciente.
Mois : janvier 2016
Urinoir
Je veux me déshabiller pour écrire. Avant la nuit, jeter quelques lignes sur la papier. Mais ma chemise glisse du cintre que je tente d’accrocher sur le bord de mon pupitre. J’essaie encore. La chemise glisse. Pour y parvenir, je veux m’alléger. De mes poches, je tire des barres de chocolat de toutes formes et de toutes tailles. “Qu’est-ce que c’est?” s’écrie mon père. “J’ai besoin d’énergie pour écrire” lui dis-je. Puis je ramasse la chemise, la secoue, m’énerve. “Calme-toi!”, intime mon père. Remarque qui m’irrite. Car enfin, c’est lui qui veut que je me couche, c’est par sa faute que je manque de temps pour écrire, que je me précipite, que je dois me déshabiller, faire tenir sur le cintre cette maudite chemise! Je fulmine: j’écrirai coûte que coûte, mais d’abord, je vais aller pisser. Debout devant la cuvette, je vois que c’est impossible. Mon père bricole la machine à laver le linge à même les toilettes. Des fils électriques dénudés pendent.
- Mais enfin papa, je vais me faire secouer!
- Va chez l’apprenti!
Ma mère me fait signe qu’elle approuve cette décision. “Tiens, me dis-je, voilà des années que je ne voyais pas mon père et ma mère réunis. Il ont pourtant l’air de bien s’entendre. Il y a là quelque chose qui m’échappe!“
Au fond du couloir, dans un angle, la nouvelle machine à laver surmontée d’un sèche-linge. Elles sont encastrées et maçonnées de gris. “Tiens, ce ne sont pas des bobards, me dis-je, papa a travaillé!” Sur le côté, une grande porte. Je toque. D’abord, je ne vois personne. La pièce est vaste, ses parois d’un rouge de Sienne, les plafonds peints de fresques, l’ambiance florentine. Des meubles dédorés, garnis de coussins pour les fauteuils et les canapés, occupent les alcôves. Soudain, l’apprenti est là. Il arrive du travail. Je m’excuse. Je voulais utiliser son urinoir. Il m’en prie. Mais lorsque je pénètre dans la chambre de bains, me dénude, m’avance, je vois que l’urinoir est placé trop haut, à peu près à hauteur de poitrine. Du coup s’ajoute à l’urgence d’écrire, l’urgence de pisser. Or, l’apprenti me retient:
“Si tu veux bien Alexandre, il faudrait que tu m’éclaires sur ma situation de cordonnier chez les Bonvin. Le maître me maltraite, c’est insupportable!”
“Volontiers, lui dis-je, mais pas maintenant, j’y pense et je te dis!”, fais-je tout en fuyant. Et tandis que je cherche d’autres toilettes, je m’aperçois de ma muflerie: c’est maintenant que ce jeune avait besoin de mon conseil, pas demain ou le jour qui me conviendra.
Chats
Le matin, nous partons en moto sur la route de forêt. Je ma gare devant l’épicerie. De l’autre côté de la route, au milieu des draps qui sèchent, devant sa maisonnette de tôle, la grand-mère pousse un cri qui veut dire, j’imagine, “les voici!”, ou quelques chose d’approchant. Et en effet, le neveu, celui qui tient le restaurant, en haut de la colline, s’extrait des plantes, un arrosoir à la main, et salue. Nous montons trois marches, nous déchaussons, nous sommes sur la terrasse du café. Les quatre tables de bois sont à notre disposition. Une grosse fille à la chevelure cendrée, peut-être américaine (de ces filles qui n’ont pas besoin des hommes) boit parfois un frappé au concombre, mais à cette heure-ci, dix heures bien sonnée, elle est partie. La tenancière approche carnet en main. Nous lui demandons quel fruit elle a aujourd’hui (cela varie: une mangue, deux oranges, un ananas), puis elle prépare le petit-déjeuner. Elle le sert dans l’ordre des préparatifs. Les cafés d’abord, les œufs ensuite, les toasts et les fruits enfin, et si l’on commande un second café, elles les met en liste d’attente. Nous patientons en étudiant les chats. Ils sont sept, nés de la même mère, autour de Noël, et inégaux: par la couleur, la fourrure, le caractère. Mais surtout, par la santé. Le noir est le plus vigousse. Prénommé Blanche-neige, il gambade, joue, court, grimpe, saute. Le tigré est le moins bien doté. Jamais je n’ai vu un chat aussi amorphe. Apportant le second café, la tenancière confirme: “hier, je le regardais, il n’a pas bougé pendant une heure, je l’ai poussé de la pointe du pied, j’ai cru qu’il était mort.” En ce moment, il est sous notre table. Couché est peu dire, étalé. La peau des pattes est rose, noire chez les autres; le pelage hirsute, fourni chez les autres. Soudain survient le chat gris, il mord la queue du chat tigré, et tire, l’autre se laisse traîner. Le spectacle fini, nous allons à l’épicerie. Assise sous ses draps, de l’autre côté de la route, la grand-mère pousse un cri (qui veut dire, j’imagine, “les re-voici!”), et d’une cuisine en plein air surgit une adolescente, la fille de la tenancière du café, habillée de manches longues, portant la cagoule et les gants (plus la peau est foncée plus l’extraction sociale est basse) pour nous fournir en eau et en bière.
Plongée
Au large de l’île de Kut sur un bateau de bois. L’instructeur de plongée a le dos couvert de tatouages sacrés. Si je déchiffre bien, de l’hindi. Le soleil peine derrière les nuées matinales, la côte est verte, plantée de cocotiers. J’enfile des palmes, saute à l’eau, nage. Un liséré d’écume signale une roche au milieu du flot. Je renonce au masque et au tuba, passe mes lunettes de piscine, pique un crawl. Des bancs de poissons nichent dans les défilés: à mon apparition ils s’envolent. Le couple français me rejoint. Le courant ballote de gros oursins — les mêmes qu’à Wai. Leurs yeux d’argent nous observent. Mais la visibilité est trop faible, je me lasse, je retourne au bateau. Le capitaine, un thaï somnolent, écoute son walkman. Les autres sont à l’eau. Couché sur le pont supérieur, je dors. Le couple français revient, repart. Plus tard, des bulles montent à la surface. Lorsque les plongeurs émergent, ils consultent leur montres: soixante-trois minutes. L’instructeur vit dans une maison d’emprunt propriété de restaurateurs qui tiennent une table de renom dans le Loire. Le Suisse est marchand de piscines. Quand il neige sur les Alpes, il plonge à Ko Kut où en mer d’Andaman. Pendant le repas, l’instructeur insiste pour me faire passer un second baptême de plongée. Je n’y tiens pas. Il insiste. Je donne mes raisons: il y a huit ans, en mer rouge, un Egyptien m’a mis les bombonnes sur le dos et sans autre préavis, poliment, m’a poussé à la mer. Je suis descendu comme une enclume. A huit mètres. Et comme je lui demandais à remonter, usant du signal convenu, un pouce à l’endroit, il m’a fait voir un pouce à l’envers, lequel signifie: “on descend”. D’ailleurs, les poissons ne me passionnent pas. J’aime l’eau, le bateau, les spectacles de surface. J’aime nager. Surtout en rivière. Il me plaît d’avoir rapport au ciel et au paysage. Le repas fini, les autres enfilent leurs combinaisons, sautent, s’enfoncent dans la mer. Je me recouche. Dans l’après-midi, ordre est donné au capitaine de nous ramener su terre ferme. Il lance le moteur. Le moteur cale. Il bidouille. Nous écoutons les bruits qui montent de la cale. Il frappe du marteau et fait des étincelles. Le moteur refuse de partir. Ces gens sont impayables. Ce matin déjà, le bateau toussait Tout le jour le capitaine à somnolé, maintenant, nous sommes en rade. Une demi-heure passe. Le Suisse suggère à l’instructeur d’aller voir. Celui-ci, prudent:
- Tu sais comme ils sont?
- Comment sont-ils? Dis-je.
“Ils se vexent”, m’explique-t-on. Ne pas savoir est honteux. On doit savoir. Qu’un étranger fasse une remarque, le thaï se rebiffe, il vous traite d’étranger.
- Intéressant, dis-je.
- Oui, dit l’instructeur, mais ennuyeux.
- Fatigant, ajoute le Suisse.
- Tu vois, me dit l’instructeur, quand je vois qu’ils allument leur barbecue en faisant fondre une sandale en caoutchouc, je réfléchis à la meilleure manière de leur faire remarquer qu’ils vont s’intoxiquer. Si je ne trouve pas, j’en suis quitte pour sauter un repas.
Cependant, le moteur râle et tousse.
- Là, ils s’occupent du moteur. Cela pourrait durer plusieurs jours. Il ne leur viendra pas à l’idée qu’il faut s’occuper des clients.
A la fin, l’instructeur pousse une tête côté moteur. Le capitaine apparaît. Nonchalant, il appelle la côte. Un navette vient nous prendre.
Le capitaine:
- Qu’est-ce qu’on ramène d’abord, le pique-nique et les bouteilles ou les clients?
(Et le soir, dans un restaurant de Ao Noi adossé à la forêt, la gamine nous présente un barracuda, le tranche. Son mari pose le bébé et allume le brasero. “Qu’est-ce que c’est?” s’exclame Gala en se bouchant les narines. “Du pneu”, lui dis-je.)
Décrochage
De même que le renouvellement des générations est nécessaire afin de détruire l’expérience acquise (la transmission du savoir assure le minimum requis pour la continuité), il est nécessaire de dépouiller cycliquement les civilisations de leurs attributs et de les détruire. Par la naissance et la mort, la nature pourvoit à la succession des générations. Quant aux sociétés, seule la volonté peut les détruire. La succession est ici obtenue par la sape des forces éduquées et le changement progressif de paradigme. Or, dans une constellation de sociétés formant civilisation et qui atteint son maximum historique, la destruction ne peut venir de l’extérieur: il y faut un retournement de la volonté contre elle-même. Bourreau et victime ne faisant qu’un, celle-ci s’exprime sous l’aspect général du masochisme. Le problème que rencontre notre Occident en ce début du XXIème siècle est celui de l’incapacité morale à assumer un état du développement technique, et partant culturel, sans commune mesure avec le reste des nations constituées. Le dilemme est le suivant : l’assumerions-nous, nous disparaîtrions par extinction des recours naturels (extérieurs, ceux de l’environnement; intérieurs, ceux de la reproduction); ne l’assumant pas, nous disparaissons en détruisant l’ensemble des acquis civilisationnels qui nous distinguent des nations primitives.
Bob
Sur l’autoroute du Léman à bord de la BMW. Passé le tunnel de Caux, le trafic baisse. Bientôt, je suis seul. Mais alors la route se creuse, le bitume se rompt, les barrières manquent. Je ralentis, contourne de nombreux obstacles de plus. Devant moi, une femme à moto. Je voudrais la suivre, je suis forcé de renoncer. J’arrête mon moteur, continue à pied la BMW sous le bras. A la hauteur de Villeneuve, un bassin de rétention rempli d’une eau bleue. La femme surveille un bambin qui apprend à marcher.
“Bob, mon Bob, lui dit-elle, tu as la face ronde, la tête solide, papa et maman t’ont bien réussi, ils comptent sur toi, tu vas devenir riche.“
Je dépose ma BMW, m’approche de la femme:
” Permettez Madame! Les conditions ne sont plus les mêmes qu’à votre époque. A l’avenir, il sera impossible de devenir riche.”
Vol
” Les erreurs des patrons ne sauraient avoir de conséquences pour les ouvriers Messieurs, vos rémunérations seront donc versées”, annonçais-je avant de regrouper les hommes devant le fruit de leurs vols, des montres, et de leur expliquer en quoi consistait notre métier:
“Car enfin, vous devez comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de voler des montres, mais de choisir celles qui ont de la valeur. Mieux vaut une vraie Longines qu’une fausse Audemars-Piguet!”