Urinoir

Je veux me désha­biller pour écrire. Avant la nuit, jeter quelques lignes sur la papi­er. Mais ma chemise glisse du cin­tre que je tente d’ac­crocher sur le bord de mon pupitre. J’es­saie encore. La chemise glisse. Pour y par­venir, je veux m’al­léger. De mes poches, je tire des bar­res de choco­lat de toutes formes et de toutes tailles. “Qu’est-ce que c’est?” s’écrie mon père. “J’ai besoin d’én­ergie pour écrire” lui dis-je. Puis je ramasse la chemise, la sec­oue, m’én­erve. “Calme-toi!”, intime mon père. Remar­que qui m’ir­rite. Car enfin, c’est lui qui veut que je me couche, c’est par sa faute que je manque de temps pour écrire, que je me pré­cip­ite, que je dois me désha­biller, faire tenir sur le cin­tre cette mau­dite chemise! Je ful­mine: j’écrirai coûte que coûte, mais d’abord, je vais aller piss­er. Debout devant la cuvette, je vois que c’est impos­si­ble. Mon père bricole la machine à laver le linge à même les toi­lettes. Des fils élec­triques dénudés pen­dent.
- Mais enfin papa, je vais me faire sec­ouer!
- Va chez l’ap­pren­ti!
Ma mère me fait signe qu’elle approu­ve cette déci­sion. “Tiens, me dis-je, voilà des années que je ne voy­ais pas mon père et ma mère réu­nis. Il ont pour­tant l’air de bien s’en­ten­dre. Il y a là quelque chose qui m’échappe!“
Au fond du couloir, dans un angle, la nou­velle machine à laver sur­mon­tée d’un sèche-linge. Elles sont encas­trées et maçon­nées de gris. “Tiens, ce ne sont pas des bobards, me dis-je, papa a tra­vail­lé!” Sur le côté, une grande porte. Je toque. D’abord, je ne vois per­son­ne. La pièce est vaste, ses parois d’un rouge de Sienne, les pla­fonds peints de fresques, l’am­biance flo­ren­tine. Des meubles dédorés, gar­nis de coussins pour les fau­teuils et les canapés, occu­pent les alcôves. Soudain, l’ap­pren­ti est là. Il arrive du tra­vail. Je m’ex­cuse. Je voulais utilis­er son uri­noir. Il m’en prie. Mais lorsque je pénètre dans la cham­bre de bains, me dénude, m’a­vance, je vois que l’uri­noir est placé trop haut, à peu près à hau­teur de poitrine. Du coup s’a­joute à l’ur­gence d’écrire, l’ur­gence de piss­er. Or, l’ap­pren­ti me retient:
“Si tu veux bien Alexan­dre, il faudrait que tu m’é­claires sur ma sit­u­a­tion de cor­don­nier chez les Bon­vin. Le maître me mal­traite, c’est insup­port­able!”
“Volon­tiers, lui dis-je, mais pas main­tenant, j’y pense et je te dis!”, fais-je tout en fuyant. Et tan­dis que je cherche d’autres toi­lettes, je m’aperçois de ma muflerie: c’est main­tenant que ce jeune avait besoin de mon con­seil, pas demain ou le jour qui me conviendra.