Départ 2

12h42 en gare de Lau­sanne. Pour trou­ver sa place, il faut s’ex­cuser. Pour hiss­er son bagage, ruser. Passe le marc­hand de bois­sons. Gala com­mande une bière. Je sur­veille l’hor­loge sur le quai. Deux min­utes de retard. Qua­tre. Gala dis­pose les ver­res, les rem­plit. Six min­utes. Annonce: “suite à une avarie tech­nique, ce train est annulé. Nous pri­ons les voyageurs de se ren­dre sur le quai 8.” Il ajoute: “sans pren­dre de risques” Cent per­son­nes se pré­cip­i­tent. Nous sommes à l’é­tage: l’escalier n’est plus qu’un amon­celle­ment de corps, la plate­forme est envahie. Trop étroite pour con­tenir le mou­ve­ment, la porte débor­de. Le vis­age fer­mé, l’air obtus, les voyageurs se déversent dans le pas­sage souter­rain, sur­gis­sent sur le quai opposé, se répar­tis­sent dans le con­voi de rechange. Déjà plein, celui-ci se rem­plit. Nous por­tons les sacs, les valis­es, nos ver­res. Le con­trôleur sif­fle. La fébril­ité gagne la foule. C’est un début de panique. Parce qu’il ne se passe jamais rien, il se passe quelque chose. Gala a dis­paru. Je me hisse dans un wag­on. Le train s’ébran­le. Les places vacantes sont occupées, les pas­sagers s’im­mo­bilisent. Survient Gala:
- Mon sac?
J’ai sa valise, mes affaires, la canette de bière. Alors le sac… Les pas­sagers s’en mêlent. Un Mon­sieur affirme que, juste­ment, le con­trôleur de l’autre train courait le long du quai un sac oublié à la main. Gala se fau­file dans le couloir, attrape un sac rangé en hau­teur: le sien. Les autres pas­sagers la con­sid­èrent atter­rés, ils s’en veu­lent: que n’ont-ils com­pris ce que nous sommes? Des ivrognes, des drogués. Nous aval­ons la bière chaude et chère de la com­pag­nie de chemins de fer. Qu’im­porte? Le temps presse. Je refais les cal­culs. L’avion pour Doha décolle à 15 heures. Or, le train s’ar­rête. A Morges, puis à Nyon. Et par deux fois, il prend du retard. A l’en­trée de la gare de Genève, il s’ar­rête encore. Annonce: “notre train est arrêté.” Les voisines s’in­quiè­tent: elles vont à l’aéro­port. Je plaisante. Annonce: “nous vous tien­drons infor­més, pour l’in­stant, notre train est arrêté.” Trêve de plaisan­ter­ies. Dix min­utes, quinze. Cette fois, la panique est réelle. Les gens s’in­quiè­tent pour leur vols, leurs cor­re­spon­dances, leurs réser­va­tions d’hô­tels. Aus­sitôt les portes du train ouvertes, ils saut­ent à terre et valis­es à la main courent. Or, la gare est déserte, et noirs les pan­neaux d’in­for­ma­tion. Dans les haut-par­leurs, cette annonce: “une opéra­tion de police est en cours dans l’aéro­port. Tous les train sont annulés.” Les voisines, deux ado­les­centes, veu­lent pren­dre le bus. Où vont-elles? A Cape Town. Quelle heure le vol? 15 heures. Un taxi, parta­geons un taxi! Elles désig­nent leur valise. Elle est énorme. Car­rossée. Je la dresse, je la roule. Ce n’es pas une valise, c’est une voiture. Gala veut sor­tir côté lac. Je l’en dis­suade: les autres voyageurs sont allés dans cette direc­tion. Côté Mont­bril­lant, qua­tre taxis sont garés à la sta­tion. Les chauf­feurs, des Arabes de France, atten­dent. Gala fait des signes, je les hèle. Ils croisent les bras. En temps nor­mal, ces gens méri­tent d’être coulés dans du béton; c’est dire en sit­u­a­tion d’ur­gence. Par pré­cau­tion, je recule. Les coups ris­queraient de pleu­voir. Gala qué­mande. Ils per­sif­flent:
- C’est la grève, Madame!
Une voiture par­ti­c­ulière débouche des Cropettes. Gala l’ar­rête en milieu de chaussée. Bon enfant, le type ouvre son cof­fre. Les Arabes s’a­van­cent, le men­a­cent. Effrayé, il remonte dans son véhicule et démarre. Les ado­les­centes sont scan­dal­isées. Gala tance les Arabes. Le meneur:
- Vous êtes une égoïste!
De retour à la gare, même pan­neaux noirs. Je fais remar­quer les quais. Il sont vides. Où sont donc passés les autres voyageurs? Enfin, un train est annon­cé. Nous mon­tons. Huit min­utes. Nous ne lâchons plus nos mon­tres. A trois heures moins cinq, le con­voi s’im­mo­bilise sur les quais de Genève-aéro­port. Au bas de l’esca­la­tor, un attroupe­ment. Des cor­dons de sécu­rité divisent le quais dont une moitié est fer­mée. Valise en main, je saute par-dessus le cor­don, cours dans l’escalier, tra­verse les galeries marchan­des.  Entre une bou­tique de par­fums et un chalet suisse en car­ton, un polici­er en tenu de démi­nage, ravi, plonge la tête dans une poubelle. Les deux ado­les­centes vont devant. Je les dou­ble, elles me rat­trapent; nous arrivons ensem­ble devant le guichet d’en­reg­istrement. L’hôtesse range ses sty­los.
- Madame!
Elle ouvre un tiroir, y remise son tam­pon.
- Pour Doha?
Elle hausse les épaules.
- Nous sommes qua­tre, nous sommes six, tenez, et ceux-là!
Décidée à ren­tr­er chez elle, en France, il n’y a plus la moin­dre étin­celle dans ses yeux, et pour cause: elle a fini sa journée. Pour se débar­rassez du prob­lème, elle lâche:
- Essayez au comp­toir no 6.
Où une Française pim­pante por­tant le galurin de la Qatar air­ways nous explique qu’elle ne peut rien faire.
- Vous avez cinq min­utes de retard. Notre prochain vol est demain, à la même heure. A con­di­tion qu’il ne soit pas com­plet… Et bien sûr, il fau­dra racheter un bil­let.
Les Sud-Africaines fondent en larmes et appel­lent leurs par­ents. Prenant un longueur d’a­vance, un cou­ple chilien pian­ote sur ses télé­phones. Gala obtient le numéro de la com­pag­nie de chemins de fer. Appuyez sur deux, appuyez sur un, vous allez être mis en con­tact… nous nous efforçons… Lorsque j’ai un inter­locu­teur en ligne, il est Russe. Com­ment le sais-je? Il me demande mon nom, ne donne pas le sien. Et demande quel est mon prob­lème. Et votre nom, lui dis-je. Quel rap­port? Répond-il. Une machine qui vous redirige sur un homme sans nom! Russe. Où peut-il bien se trou­ver? Chez lui, en culottes, un paquet de chips ouvert sur la table?
-  Quand vous vous ren­dez en voiture à l’aéro­port, vous risquez aus­si d’avoir du retard, me dit-il.
- Vos argu­ments ne m’in­téressent pas! Vous tra­vaillez pour la com­pag­nie de chemins de fer, ne me par­lez pas de voitures! Que comptez vous faire pour moi?
Un silence, puis:
- A la rigueur, je pour­rais vous envoy­er un bon de Fr. 10?
J’ex­ige une copie du règle­ment. Épelle mes adress­es mail. Lui fais savoir ce qu’il est: un con.
Après quoi nous appelons l’a­gence qui a ven­du le vol. Un stan­dard à Paris. Un Arabe.
“Oui… écoute Mon­sieur, je com­prends ce que vous me dîtes, mais… oui, oui, bien sûr, mais, attends Mon­sieur, ce que je veux vous dire c’est que la com­pag­nie doit… oui Mon­sieur, mais d’abord…“
Instal­lés au Mon­treux Jazz café, nous com­man­dons de la bière. Enfin, de la bière… Cette urine gazeuse, la Heiniken. Autour des tables de plas­tique, des Français encra­vatés qui sautil­lent. Des gens impor­tants. Ils résol­vent des prob­lèmes de man­age­ment, de cater­ing, de ges­tion­ing, de walk­ing et, le soir venu, rejoin­dront leur vil­lages à mosquées, à bord de leurs Renault Clio. Heureuse­ment il y a un réseau wi-fi gra­tu­it. D’ailleurs il ne fonc­tionne pas. Pour se diver­tir, les 10 écrans qui retrans­met­tent des con­certs don­nés au fes­ti­val de Mon­treux. Des équipages d’Africains à trompettes qui impro­visent des titres de jazz longs comme une journée sans pain. Je branche l’or­di­na­teur sur le télé­phone. Plus ques­tion d’aller à Doha. Nous irons au moins cher. Mil francs de per­dus, c’est assez pour aujour­d’hui. Turk­ish Air­lines. Par­fait. En décem­bre, Mon­frère est resté blo­qué douze heures à Istam­bul. J’achète. Le vol part le lende­main. Pen­dant ce temps, Gala est avec la police. Elle a oublié sa veste aux toi­lettes. Quand elle la retrou­ve, il faut réserv­er un hôtel. Le Nash. J’y étais au début du mois, la veille du marathon de Mala­ga. Navette gra­tu­ite. Dont débar­quent vingt per­son­nes. A la récep­tion, une Française qui fonc­tionne aux piles alca­lines. Cha­cun son tic. L’Arabe c’é­tait “écoute, Mon­sieur”, elle c’est: “il n’y pas de soucis”. Non, en effet: elle répond aux appels, fait les sor­ties, les entrées, donne les heures du petit-déje­uner, imprime les cartes des cham­bres, vire­volte, mais il n’y a pas de soucis, et s’il y en a, ils sont de notre côté.
Lorsque vient enfin notre tour, paraît un fac­to­tum mulâtre.
- Mon­sieur Friederich, votre carte d’i­den­tité s’il vous plaît!
Il la soupèse, le regarde; puis:
- Vous en avez une autre?
Quand nous accé­dons à la cham­bre, elle est froide. Gala appelle la récep­tion. Un Noir des îles apporte un radi­a­teur d’ap­point. Il est hilare:
- Si vous voulez, je peux apporter un deux­ième radi­a­teur.
Avant de se couch­er, nous rap­pelons la récep­tion.
- Voulez-vous nous réveiller à 7h30?
- Il n’y a pas de soucis.
Juste avant huit heures, je me réveille en sur­saut.
- Pas du tout, s’of­fusque la récep­tion­niste, c’est l’or­di­na­teur qui n’a pas fonc­tion­né.
Quelques min­utes plus tard, le chauf­feur africain de la navette:
- Pour­tant j’é­tais là, à l’emplacement habituel… enfin, un peu plus loin, il y avait un taxi à ma place.
Et à Istam­bul, Gala perd son passe­port. Plus exacte­ment, elle l’ou­blie. Or, nous avons atter­ri dans un ter­mi­nal, changé de bâti­ment et rejoint un autre ter­mi­nal. Elle remonte dans le temps. Passe les por­tiques de con­trôle en sens inverse, retrou­ve le lieu de la fouille, désigne les bacs, les écrans, le per­son­nel, revient avec un galon­né à mous­tach­es mais sans son passe­port, pioche dans son sac à médica­ments, retrou­ve le passe­port: il n’avait jamais quit­té le sac.