A nouveau une sieste, pendant laquelle je rêve que je circule à vélo électrique sur un vaste autoroute. Devant, une vallée. Au fond, avant que la route ne remonte, quatre voitures arrêtées. Je dévale et ne trouve pas les freins. L’accident est inévitable. Pourquoi ces gens parlementent-ils au milieu de l’autoroute? Par chance, ils dégagent avant le choc. J’atteins le fond de la vallée et emporté par l’élan commence de remonter quand un pan de montagne explose. Je fais demi-tour et file sur une voie de secours. Elle se termine en impasse devant un village. Aux deux paysans qui bavardent sur le trottoir, je demande:
- La route pour Belley?
Et prend alors conscience que je suis en France. Mon passeport neuf, me dis-je, m’évitera l’arrestation. Je visualise ces pages vierges et me hâte en direction du Rhône en priant à haute voix pour que la batterie du vélo tienne.
Mois : juin 2014
Belley
Dazaï Osamu
La déchéance d’un homme de Dazaï Osamu est un livre étonnant. A bien des égards une autobiographie de mes jeunes années. Soir Nuit Noir que j’ai écrit il y a dix ans traite pour partie des mêmes thèmes. En particulier de ce travail de dessin qui vaut psychanalyse. Osamu en parle comme de “dessins de spectres”. Son alter ego, élève d’une école de préfecture, joue pour la galerie un personnage de bouffon, ce qui lui paraît le meilleur moyen de s’intégrer à une société qu’il ne comprend pas et qui l’effraie. En cours de dessin, il s’applique pour fabriquer des images réalistes, mais le soir, dans sa chambre, il couvre des dizaines de feuilles de figures de spectres tirées de son fonds maladif. J’ai moi-même quelque mille “dessins de spectres”. Les symboles qui les composent sont constants: crucifix, cercueils, crânes, voitures, maisons, tertres, routes, marteaux, couteaux. Osamu raconte que son personnage pratique ce type d’écriture du monde autour des quinze ans. Pour moi, cela a duré de dix-sept ans à vingt-cinq ans, mais aujourd’hui, si je prends du papier, les mêmes symboles ressurgissent sous mes doigts. Ils ont heureusement perdu leur caractère compulsif. Autrefois ils frappaient au portes comme des spectres et exigeaient d’être représentés (cela pouvait prendre plusieurs heures par jour). D’autre parallèles m’ont abasourdis: le regard porté sur les femmes. Cette façon de se punir en choisissant pour compagne des femmes laides ou pire, miséreuses. Et l’idée que le monde est à la fois compris et incompréhensible. Que tout un chacun semble avoir pour seul motif de se moquer de la vie. Ou encore cette incapacité à adhérer à ce qu’on fait et sa conséquence: un comportement inhumain.
Peinture
Je dresse une liste des possessions disparues depuis trois ans de Lhôpital. Par exemple la perceuse. Nous avons quarante tableaux au sol. Elle serait bien utile. Gala veut alors savoir quel tableau je compte accrocher dans le salon. Un figuratif. Un œuvre religieuse. Renaissance ou baroque. Elle se récrie: ça n’ira pas! Il faut des couleurs. Une toile moderne. Je cite deux trois noms d’artistes. Mais les prix sont trop élevés. J’évoque mon amie P. Elle a renoncé à peindre dans les années 1990. Ses dernières séries sont splendides. Gala évoque une tableau accroché dans le salon d’un couple de Neuchâtel chez qui nous avons dormi une nuit il y a de cela six ans.
- Tu étais assis à côté du piano, la toile état accrochée en hauteur.
Elle me la décrit. Pas le moindre souvenir.
- Mai si, c’était un œuvre de son oncle!
Nous n’avons jamais revu ces gens. Je cherche dans mes contacts. trouve le numéro de téléphone. Gala appelle. Le couple répond. Elle explique notre rencontre, notre conversation, le tableau. Soudain, je l’entends qui dit:
- … je suis désolé, je vais rappeler… toutrs mes condoléances.
L’oncle vient de mourir.
Esprit de sérieux
L’esprit de sérieux, cette hypocrisie. La survie du groupe est à ce prix. Et la mort lente. L’énergie que demande l’insertion quotidienne dans le tout social est énorme — la fatigue est énorme. Plus accablante encore lorsqu’elle se double d’une critique: tout en participant, je me défends d’y croire. Cela s’appelle vivre d’illusions. Et d’abord, le présent est perdu. Celui qui pratique la chose avec mauvaise foi entretient un espoir: fausser compagnie avant l’heure. Oui, mais quand? Avant l’heure. Mais encore? Sans cesse il est rappelé à l’ordre par des devoirs: une maison à payer, des enfants à élever, une carrière à compléter. Rêve commun. Celui de l’épargne. Qui ne devient jamais dépense. Ces atermoiements devant l’obstacle garantissent la survie du groupe. Au fond, entre ceux qui adhèrent et ceux qui disent ne pas adhérer, la différence est mentale. Les adolescents le savent: la proscrastination est une lâcheté. Ou plutôt, ils croient le savoir. Car fausser compagnie à la société avant que d’y être inclus est une autre forme d’illusion.
Passer
Partir à pied et lentement. Sans limite. S’installer ici et là. Prendre plaisir aux lieux. Les goûter puis s’en aller. Garder le silence. Comme on passe, sentir que le monde est un théâtre. Renouer avec la pesanteur par nécessité, quand il faut un abri ou de la nourriture. Sinon, poursuivre. Il n’y a pas de position plus juste.
Foule
Représenter une foule en mouvement est difficile. Je regardais Le Terminal de Spielberg. Enfermé dans un aéroport le personnage de ce film est montré au milieu d’un flot de voyageurs qui se hâtent. Or, ceux-ci ne donnent pas le change. Cela tient peut-être à l’exiguïté du plateau: les comédiens ayant en perspective des murs, leur démarche et leur attitude s’en ressent. Ou alors ce sont de médiocres figurants. Quoiqu’il en soit, la foule ne fait pas illusion. Mais si cela ne tenait pas à un autre facteur? En apparence traverser un espace et le traverser avec une intention ne fait pas de différence. Et si, au contraire, cela faisait toute la différence?
Visages
Nous ne voyons pas notre visage. Et le miroir n’y fait rien: il sert à corriger ce que nous voyons. Le propos relèverait du truisme si par trois fois au cours de la semaine écoulée je n’avais fait l’expérience de cette invisibilité.
D’abord à travers l’étudiant qui séjournait chez nous. Grand, plat, charmant et sympathique, mais dépourvu de ce chic qui plaît aux filles. Un soir il sort et me laisse entendre qu’il va emballer telle fille. Il se trouve que je la connais. Mon réflexe fut: j’en doute. Le pauvre, pensais-je, il ne s’est pas vu. Le lendemain, Gala me signale qu’il est revenu dépité. Les femmes sont bonnes juges de ces sentiments, elles en sont la cause.
Le soir, c’est à mon tour de sortir. L’entraînement sportif n’a pas commencé, je me tiens à côté d’un homme plus jeune que moi, chargé de la vente du matériel, protège dents, matraques, uniformes. Il a le crâne dégarni, les cheveux poivre-sel, il est mince et sec, a le visage oblong, le teint mat. Une fille me saisit le bras.
- Il me faudrait un couteau.
Plaisante-t-elle? Mais non:
- Oh, excuse-moi? Vous vous ressemblez, je t’ai confondu.
Pour finir, ma mère. Voilà vingt-cinq ans qu’elle séparée de mon père. Au cours de ces années, tout juste l’a ‑t-elle aperçu une fois de loin. Il y a quelques jours, à l’occasion de mon déménagement, auxquels sans se croiser tous deux aident, ils se rencontrent dans notre bureau de Lausanne. Mon père ne la reconnaît pas.
- Bonjour Madame, qu’y a‑t-il pour votre service?
Le cas est un peu différent. Il faudrait dire: de plus nous ne nous voyons pas changer pas plus que nous voyons les autres changer lorsque nous les fréquentions avec régularité.
Une note d’optimisme toutefois: je tiens que quelque soit le physique (et cela est particulièrement vrai pour les hommes, énigme de la nature s’il en est), le visage est modifié par la parole et par l’attitude, de sorte que le premier contact passé, une femme n’est plus aussi bon juge de l’apparence de l’autre.