Mois : juin 2014

Belley

A nou­veau une sieste, pen­dant laque­lle je rêve que je cir­cule à vélo élec­trique sur un vaste autoroute. Devant, une val­lée. Au fond, avant que la route ne remonte, qua­tre voitures arrêtées. Je dévale et ne trou­ve pas les freins. L’ac­ci­dent est inévitable. Pourquoi ces gens par­lementent-ils au milieu de l’au­toroute? Par chance, ils déga­gent avant le choc. J’at­teins le fond de la val­lée et emporté par l’élan com­mence de remon­ter quand un pan de mon­tagne explose. Je fais demi-tour et file sur une voie de sec­ours. Elle se ter­mine en impasse devant un vil­lage. Aux deux paysans qui bavar­dent sur le trot­toir, je demande:
- La route pour Bel­ley?
Et prend alors con­science que je suis en France. Mon passe­port neuf, me dis-je, m’évit­era l’ar­resta­tion. Je visu­alise ces pages vierges et me hâte en direc­tion du Rhône en pri­ant à haute voix pour que la bat­terie du vélo tienne.

Detroit

Lun­di matin, je pars pour Detroit. Drôle d’idée dit ma mère.

Dazaï Osamu

La déchéance d’un homme de Dazaï Osamu est un livre éton­nant. A bien des égards une auto­bi­ogra­phie de mes jeunes années. Soir Nuit Noir que j’ai écrit il y a dix ans traite pour par­tie des mêmes thèmes. En par­ti­c­uli­er de ce tra­vail de dessin qui vaut psy­ch­analyse. Osamu en par­le comme de “dessins de spec­tres”. Son alter ego, élève d’une école de pré­fec­ture, joue pour la galerie un per­son­nage de bouf­fon, ce qui lui paraît le meilleur moyen de s’in­té­gr­er à une société qu’il ne com­prend pas et qui l’ef­fraie. En cours de dessin, il s’ap­plique pour fab­ri­quer des images réal­istes, mais le soir, dans sa cham­bre, il cou­vre des dizaines de feuilles de fig­ures de spec­tres tirées de son fonds mal­adif. J’ai moi-même quelque mille “dessins de spec­tres”. Les sym­bol­es qui les com­posent sont con­stants: cru­ci­fix, cer­cueils, crânes, voitures, maisons, tertres, routes, marteaux, couteaux. Osamu racon­te que son per­son­nage pra­tique ce type d’écri­t­ure du monde autour des quinze ans. Pour moi, cela a duré de dix-sept ans à vingt-cinq ans, mais aujour­d’hui, si je prends du papi­er, les mêmes sym­bol­es ressur­gis­sent sous mes doigts. Ils ont heureuse­ment per­du leur car­ac­tère com­pul­sif. Autre­fois ils frap­paient au portes comme des spec­tres et exigeaient d’être représen­tés (cela pou­vait pren­dre plusieurs heures par jour). D’autre par­al­lèles m’ont aba­sour­dis: le regard porté sur les femmes. Cette façon de se punir en choi­sis­sant pour com­pagne des femmes laides ou pire, mis­éreuses. Et l’idée que le monde est à la fois com­pris et incom­préhen­si­ble. Que tout un cha­cun sem­ble avoir pour seul motif de se moquer de la vie. Ou encore cette inca­pac­ité  à adhér­er à ce qu’on fait et sa con­séquence: un com­porte­ment inhumain.

Peinture

Je dresse une liste des pos­ses­sions dis­parues depuis trois ans de Lhôpi­tal. Par exem­ple la perceuse. Nous avons quar­ante tableaux au sol. Elle serait bien utile. Gala veut alors savoir quel tableau je compte accrocher dans le salon. Un fig­u­ratif. Un œuvre religieuse. Renais­sance ou baroque. Elle se récrie: ça n’i­ra pas! Il faut des couleurs. Une toile mod­erne. Je cite deux trois noms d’artistes. Mais les prix sont trop élevés. J’évoque mon amie P. Elle a renon­cé à pein­dre dans les années 1990. Ses dernières séries sont splen­dides. Gala évoque une tableau accroché dans le salon d’un cou­ple de Neuchâ­tel chez qui nous avons dor­mi une nuit il y a de cela six ans.
- Tu étais assis à côté du piano, la toile état accrochée en hau­teur.
Elle me la décrit. Pas le moin­dre sou­venir.
- Mai si, c’é­tait un œuvre de son oncle!
Nous n’avons jamais revu ces gens. Je cherche dans mes con­tacts. trou­ve le numéro de télé­phone. Gala appelle. Le cou­ple répond. Elle explique notre ren­con­tre, notre con­ver­sa­tion, le tableau. Soudain, je l’en­tends qui dit:
- … je suis désolé, je vais rap­pel­er… toutrs mes con­doléances.
L’on­cle vient de mourir. 

Esprit de sérieux

L’e­sprit de sérieux, cette hypocrisie. La survie du groupe est à ce prix. Et la mort lente. L’én­ergie que demande l’in­ser­tion quo­ti­di­enne dans le tout social est énorme — la fatigue est énorme. Plus acca­blante encore lorsqu’elle se dou­ble d’une cri­tique: tout en par­tic­i­pant, je me défends d’y croire. Cela s’ap­pelle vivre d’il­lu­sions. Et d’abord, le présent est per­du. Celui qui pra­tique la chose avec mau­vaise foi entre­tient un espoir: fauss­er com­pag­nie avant l’heure. Oui, mais quand? Avant l’heure. Mais encore? Sans cesse il est rap­pelé à l’or­dre par des devoirs: une mai­son à pay­er, des enfants à élever, une car­rière à com­pléter. Rêve com­mun. Celui de l’é­pargne. Qui ne devient jamais dépense. Ces ater­moiements devant l’ob­sta­cle garan­tis­sent la survie du groupe. Au fond, entre ceux qui adhèrent et ceux qui dis­ent ne pas adhér­er, la dif­férence est men­tale. Les ado­les­cents le savent: la pro­scras­ti­na­tion est une lâcheté. Ou plutôt, ils croient le savoir. Car fauss­er com­pag­nie à la société avant que d’y être inclus est une autre forme d’illusion.

Passer

Par­tir à pied et lente­ment. Sans lim­ite. S’in­staller ici et là. Pren­dre plaisir aux lieux. Les goûter puis s’en aller. Garder le silence. Comme on passe, sen­tir que le monde est un théâtre. Renouer avec la pesan­teur par néces­sité, quand il faut un abri ou de la nour­ri­t­ure. Sinon, pour­suiv­re. Il n’y a pas de posi­tion plus juste.

Inconnus

Cher­chant un numéro de télé­phone dans la liste des con­tacts enreg­istrés dans mon appareil je compte plus d’une dizaine de noms incon­nus, cela alors que l’en­reg­istrement le plus ancien n’a pas qua­tre ans.

Foule

Représen­ter une foule en mou­ve­ment est dif­fi­cile. Je regar­dais Le Ter­mi­nal de Spiel­berg. Enfer­mé dans un aéro­port le per­son­nage de ce film est mon­tré au milieu d’un flot de voyageurs qui se hâtent. Or, ceux-ci ne don­nent pas le change. Cela tient peut-être à l’ex­iguïté du plateau: les comé­di­ens ayant en per­spec­tive des murs, leur démarche et leur atti­tude s’en ressent. Ou alors ce sont de médiocres fig­u­rants. Quoiqu’il en soit, la foule ne fait pas illu­sion. Mais si cela ne tenait pas à un autre fac­teur? En apparence tra­vers­er un espace et le tra­vers­er avec une inten­tion ne fait pas de dif­férence. Et si, au con­traire, cela fai­sait toute la différence?

Pouvoir

Le pou­voir est une forme con­stante attribuée à une force incon­stante. L’ar­bi­traire lui est donc essen­tiel. En soi, il n’est pas comme l’analy­sent cer­tains philosophes, l’ef­fet d’une volon­té mauvaise.

Visages

Nous ne voyons pas notre vis­age. Et le miroir n’y fait rien: il sert à cor­riger ce que nous voyons. Le pro­pos relèverait du tru­isme si par trois fois au cours de la semaine écoulée je n’avais fait l’ex­péri­ence de cette invis­i­bil­ité.
D’abord à tra­vers l’é­tu­di­ant qui séjour­nait chez nous. Grand, plat, char­mant et sym­pa­thique, mais dépourvu de ce chic qui plaît aux filles. Un soir il sort et me laisse enten­dre qu’il va emballer telle fille. Il se trou­ve que je la con­nais. Mon réflexe fut: j’en doute. Le pau­vre, pen­sais-je, il ne s’est pas vu. Le lende­main, Gala me sig­nale qu’il est revenu dépité. Les femmes sont bonnes juges de ces sen­ti­ments, elles en sont la cause.
Le soir, c’est à mon tour de sor­tir. L’en­traîne­ment sportif n’a pas com­mencé, je me tiens à côté d’un homme plus jeune que moi, chargé de la vente du matériel, pro­tège dents, matraques, uni­formes. Il a le crâne dégar­ni, les cheveux poivre-sel, il est mince et sec, a le vis­age oblong, le teint mat. Une fille me saisit le bras.
- Il me faudrait un couteau.
 Plaisante-t-elle? Mais non:
- Oh, excuse-moi? Vous vous ressem­blez, je t’ai con­fon­du.
Pour finir, ma mère. Voilà vingt-cinq ans qu’elle séparée de mon père. Au cours de ces années, tout juste l’a ‑t-elle aperçu une fois de loin. Il y a quelques jours, à l’oc­ca­sion de mon démé­nage­ment, aux­quels sans se crois­er tous deux aident, ils se ren­con­trent dans notre bureau de Lau­sanne. Mon père ne la recon­naît pas.
- Bon­jour Madame, qu’y a‑t-il pour votre ser­vice?
Le cas est un peu dif­férent. Il faudrait dire: de plus nous ne nous voyons pas chang­er pas plus que nous voyons les autres chang­er lorsque nous les fréquen­tions avec régu­lar­ité.
Une note d’op­ti­misme toute­fois: je tiens que quelque soit le physique (et cela est par­ti­c­ulière­ment vrai pour les hommes, énigme de la nature s’il en est), le vis­age est mod­i­fié par la parole et par l’at­ti­tude, de sorte que le pre­mier con­tact passé, une femme n’est plus aus­si bon juge de l’ap­parence de l’autre.