A mon retour de Bangkok, je trouve dans les publicités qui sont accumulées sur la table de la cuisine une annonce pour une paire de culottes. Vendues CHF 39,90, elles sont en promotion à CHF 29,90. Or, la veille, rue Rambuttri, j’ai payé cette même paire CHF 3.- Une fois déduit la somme qui revient à la marchande, le transport et quelques frais généraux, on établira intuitivement le coût de production d’une culotte à CHF 1.- , ce qui fournit une explication utile des mécanismes sociaux de la Suisse et de la Thaïlande. L’adulte suisse travaille à la création d’un pouvoir d’achat qui lui permet d’acheter en quantité des biens coûteux (voiture, frigorifiques, bateaux, skis, téléviseurs…) qu’il stocke dans un espace privé (appartement, maison ou les deux à la fois) et garantit la durée par un surcroît de travail ce qui aboutit à une posture paradoxale: il passe l’essentiel de son temps hors de l’espace privé et, tendanciellement, plus il rend cet espace accueillant, mois il en profite. Au contraire, le Thaï passe quinze heures quotidiennes dans la rue, avec les siens, fournissant à son travail une énergie qui relève plus de l’activité sociable que de l’effort réel et le bénéfice de ce travail a essentiellement pour fonction de lui assurer l’énergie de rester quinze heures parmi les siens (soupe, riz, fruits, habits). Par ailleurs, lorsqu’il retourne chez lui, dans son espace privé, celui-ci étant inconfortable, partagé, le Thaïe ne fait qu’y puiser l’énergie (sommeil) qui lui permet de retourner dans la rue. Malgré tout ce que cette opposition a de caricatural (il existe en Thaïlande une importante bourgeoisie dont le modèle est occidentale, des Chinois qui…), elle montre que l’idéal d’une existence selon la philosophie, si l’on entend par là qu’elle s’organise d’après les grecs post-socratiques entre des amis devisant du monde, est beaucoup mieux réalisé en Thaïlande que dans notre pays.
Mois : février 2014
Ethique
Plus que jamais partisan de la morale et détracteur de l’éthique. Cette première, individuelle, construite en toute rigueur et mise à l’épreuve de l’existence, mais extensible au groupe, s’adosse nécessairement à une métaphysique ou par défaut (ce qui est fatal depuis Kant) sur une théorie de la valeur, alors que cette deuxième, instrument de promotion du vivre ensemble, épousant les contours fluctuant de la vie des sociétés, aboutit à une pragmatique, ce qui dit assez les raisons historiques de son adoption et de sa propagande dans le cercle des pays de tradition anglo-saxonne. In fine l’éthique se réduit à un fonctionnalisme. En cela elle est la caution morale du capitalisme le plus dévoyé.
Feux de la rampe
Julia Kristeva sur l’identité européenne. Femme de pouvoir qui brasse de grands problèmes avec de petites mains. L’exigence de se tenir toute l’année sous les feux de la rampe contraint ce type de caractère à glaner ses thèmes d’écriture au hasard de l’actualité. Ses consœurs, qui à son exemple sont présentées par les journalistes (ce qu’elles sont en réalité) moyennant une série de titres ronflants (Julia Kristeva… vous êtes écrivain, artistes, psychanalyste, philosophe… historienne) ont noms: Laure Adler, Elisabeth Roudinesco, Vibiane Forrester.
Cuisine
Il y a deux ans… peut-être trois, bref, il y a longtemps, je reçois un mail d’un inconnu qui sollicite un texte en vue de la publication d’un livre. Son idée est de soumettre aux auteurs invités, ce sont là ses termes, dix mots dont ils s’inspireront librement. J’envoie un texte de deux pages puis j’oublie l’affaire. Quelques six mois plus tard, des nouvelles: des cinquante-sept auteurs qui participeront au livre, certains ont pris du retard, le délai de parution doit être différé. Six nouveaux mois s’écoulent. Le projet change. Plus de réunion d’un week-end à Romainmôtier, “pour mieux se connaître”, car “ce serait sympathique”, mais sur l’essentiel, le projet tient : les auteurs se sont emparés des mots et travaillent à leurs textes. Et ainsi de suite. A l’occasion d’un nouveau message, des mois plus tard, je suggère à l’organisateur de presser les auteurs sans quoi rien, jamais, ne verra le jour. Ce qu’il fait. Un garçon roboratif à qui je donne, sans plus y réfléchir, dix-huit ans, et au plus vingt-cinq. Soudain le rythme s’accélère. Il s’agit maintenant de prendre date pour une rencontre. Par la même occasion, j’apprends qu’il n’y a plus que quatorze écrivains en lisse, les autres n’ayant jamais donné leur réponse. A quoi cette rencontre va-t-elle servir? A nous présenter le livre? Non, à discuter. De quoi? Sans plus, discuter. Soit. Mais la date proposée ne convient pas à Jocelyne. Le mieux sera de soumettre un calendrier en ligne. Première tentative. Suivie d’un échec. Nouvelle tentative. Hormis un écrivain qui ne donne plus signe de vie, les autres ont répondu présent. C’est ainsi que je me retrouve, entre deux trains, un jour qui ne me convient pas, à Lausanne, dans un appartement, en soirée, chez un homme barbu et gentil, à l’heure dite, avec six autres personnes, dont une seule m’est connue, une genevoise, auteur dramatique.
- La septième n’a toujours pas réagi… je crois que je vais supprimer son texte, dit l’hôte en me guidant à travers des couloirs qui ressemblent fort à une brocante Emmaüs.
De mon sac, je tire des boîtes de bière, qu’il prend et dépose au sol, près du radiateur. Poignées de main aux écrivains tandis que le monsieur barbu, et, j’oubliais, chevelu, cherche une chaise. Il ne va pas la chercher, il la cherche. Lorsqu’il reparaît, la conversation est relancée. Elle porte sur la pagination, les fameux dix mots et le projet de tournée de lectures.
- Dans toute la Suisse, précise un Valaisan poète.
L’hôte me glisse une chaise sous les fesses, m’encourage à me servir d’olives et de fromage en barquette, et… y a‑t-il un couteau quelque part? Puis il enchaîne sur la question du financement.
- Combien chacun peut-il mettre?
D’où j’en conclus que nous ne verrons pas le livre ce soir.
- Mais, annonce le barbu à cheveux, j’ai la maquette!
Et de récupérer dans le creux du canapé un ordinateur portable maquillé d’autocollants.
- Hélas il ne marche pas bien, donc on peut pas tout voir, mais ça vous donnera au moins une idée.
Ma réaction ne se fait pas attendre: je peux tenir le temps de finir les bières que j’ai apportées. D’ailleurs les gens autour de la table sont agréables. La conversation, elle, l’est moins: discuter chiffres, tirage, prises de contacts avec des tenanciers de bistrots qui aiment l’art et la lecture…
J’annonce:
- Payer, je veux bien, mais faire, non. Je ne fais rien. D’ailleurs, pour ce qui est des lectures, j’ai les plus grands doutes. Comme vous savez, cela n’intéresse personne.
Aussitôt, tout le monde de se récrier. En une phrase, j’ai fait l’unanimité contre moi. Et chacun de citer des moments exceptionnels de lecture, des publiques passionnés, captifs. On croit entendre parler d’un concert des U2 sur le tournée Josuah Tree.
Mais il faut interrompre la séance (c’est donc une séance), car l’homme barbu a préparé à manger. En effet, il apporte une casserole large et haute, y plante une louche, distribue du pain et des assiettes.
- Qu’est ce que c’est?
- Ah, ah! Une recette de ma composition, du Vietnamien avec des épices égyptiennes et des carottes, il y a aussi de la viande.
Un peu désarçonnés, les écrivains se servent, et mangent, et ne disent rien, et mangent encore, puis la conversation reprend, dans les mêmes termes, argent, ordinateur cassé, et des bouteilles de vin tournent et ma bière est chaude.
- Chacun pourrait trouver un endroit où organiser une lecture dans sa ville puisque nous sommes de… Lausanne, Sion…Genève et toi…(il s’agit de moi), de Fribourg.
Comme j’ai une pomme de terre grecque dans la bouche, je hoche la tête et on m’attribue l’organisation de la soirée de Fribourg au cours de laquelle chaque auteur fera “entendre” son texte. Plus tard, j’obtiens l’horaire des trains et descend à grands pas l’avenue de la gare suivi de la dramaturge genevoise, ce qui lui permet entre autres choses de me dire qu’elle ne sait pas au juste ce qu’elle pense de moi, que “parfois elle me déteste et que parfois elle est tout à fait d’accord”, ce que, sans ironie, je comprends.
Fin de la première partie.
Et me voici à Krampong Thom, la semaine dernière, dans le Nord du Cambodge, sous un ventilateur, occupé à connecter ma tablette au réseau wi-fi de l’hôtel. J’y trouve un message concernant le livre en projet intitulé: dernière relecture de vos textes avant le bon à tirer. Surpris j’ouvre la version numérique du livre et y trouve six textes de longueur variable et pour mieux dire, très variable et de style encore plus variable: de la poésie sonore, de la fiction, de l’Oulipo, de la poésie chansonnière… il n’y manque que le théâtre. Je pointe sur mon texte: il est rempli de coquilles. Tant bien que mal, je fais savoir que publier le livre sous cette forme c’est aller au fiasco. J’ajoute que je ne peux corriger valablement mon texte sur le tablette, par trente-quatre degrés, sou un ventilateur, avec une connexion qui tombe et un clavier flottant. A l’autre bout de la planète, l’homme barbu et lausannois me répond que c’est un peu tard pour communiquer ces remarques au groupe. Sur quoi j’insiste dans l’intérêt du projet sur le manque d’homogénéité des contributions. Cela, fais-je savoir, ne s’appelle pas un livre mais une addition de textes. La réaction est plus sèche. De toute évidence, j’ai vexé le responsable du projet. Je m’explique, je cherche des formules que je ne trouve pas, veux arrondir les angles, abandonne, précise: dans cette forme, imprimer le texte est insensé. Les livres vont vous restez sur les bras. Plus de nouvelles. J’envoie donc une dernier message: merci de retirer mon texte. Et là je repense à cette soupe pleine d’excellents ingrédients que nous a servie l’homme barbu dans son appartement. Si c’est ainsi que l’on faisait de la cuisine, par hasard, étant tous cuisiniers, nous n’aurions pas besoin de cuisiniers chevronnés.
Accident
Le Christ ressuscite.
Mais, ensuite, il quitte la Terre.
L’Eternité n’est pas, ne peut être, liée à cet état terrestre.
L’Eternité est un état d’Esprit.
Cette note pénétrante, que l’on pourrait aussi nommer, une façon d’aller à l’évidence (langage auquel il faudrait accorder dans une typologie un caractère proprement religieux) se trouve dans les Carnets XV de Calaferte (Dimensions). La conception d’une éternité comme prorogation indéfinie de l’espace et du temps heurtant les esprits éduqués, le retour à la vie est lu comme métaphore et en effet, chacun peut faire l’expérience de l’horreur que signifie la représentation d’un espace et d’un temps qui se succèdent à eux-mêmes sans fin. Mais admis, comme le fait Calaferte, que l’état terrestre et l’éternité sont incompatibles, nous aboutissons à cette conséquence paradoxale que l’éternité est la mort. Le corps qui est espace et temps et l’esprit qui est conscience d’espace et de temps une fois refusés, il reste la mort. De sorte que la vie n’est qu’un accident.
Brutalité
A l’inverse, je n’ai été heurté que trois fois par le comportement des touristes. Une fois dans un restaurant à Siem Reap où une tablée d’Américains s’agitait grossièrement sous l’effet de l’excitation. Ajoutons, en toute innocence, c’est-à-dire sans animosité. Les Américains parlent fort et remuent pour se sentir exister, trait de caractère propre aux colons qu’ils furent et aux occupants qu’ils sont devenus d’un territoire vaste et vide. Les autres fois de la part d’Israéliens. Leur manque d’assurance est tel qu’ils transforment tout geste et parole en un signe d’agressivité. Le cas de l’Israélien qui explique avec morgue à un vendeur abasourdi que son prix est trop élevé et que jamais il ne le payera alors que ce dernier n’a encore articulé aucun prix et que l’Israélien n’a nullement l’intention de se porter acquéreur est connu, l’autre moins; c’est l’après-midi, il fait chaud, des étrangers de différents pays, certains en famille, boivent ou grignotent sur une grande terrasse à couvert. Arrive un jeune couple. Lui arrache la carte des mains du serveur, plutôt que de la consulter il demande ce qu’il y a, plutôt que d’écouter la réponse du serveur dit ce qu’il veut, puis ayant dit, précise qu’il veut que ce soit bien cuisiné, bien servi, le tout sur le ton du caporal dans l’exercice de la donnée d’ordres. Vient le tour de la compagne dont on attendrait plus de retenue. Eh non, elle aussi beugle. Le serveur, un transsexuel épais qui navigue entre les tables avec nonchalance, va répéter la commande en cuisine. Alors, face à face, comme des soldats qui préparent une attaque dans l’ombre d’un char d’assaut, l’homme et la femme entament une conversation. Ils ouvrent grand la bouche, les deux à la fois, et crient. De l’environnement, ils n’ont aucune notion ou alors strictement physique: il y a des humains à quelques mètres, ici et là, mais pour l’instant ils ne présentent pas de danger. Plus tard, lorsque les plats sont apportés, chaque geste sera l’occasion de renverser quelque chose, la salière, le saucier, la bouteille. Une telle brutalité est une sorte d’échec de l’esprit. Elle n’est pas rassurante en ce qui concerne l’avenir de la société israélienne. Survivre n’est pas tout.
Savoir-vivre
Durant ce séjour au Cambodge puis en Thaïlande, une nouvelle fois conquis par le savoir-vivre spontané de ces peuples. Certains m’opposent qu’il n’y a là que modestie. Cette façon de s’inscrire dans le monde est l’apanage de la pauvreté, prétendent-ils, et disparaîtra avec elle — j’en doute. D’abord, jamais je n’ai de façon aussi régulière, dans aucun autre pays sinon l’Indonésie, lui-même appartenant à la même zone géographique si ce n’est à la même religion, rencontré cette excellente attitude. Ensuite, c’est aller un peu vite en besogne que de déclarer la Thaïlande pays pauvre. Je miserai plutôt sur une explication indiquant la conservation au sein du capitalisme d’une culture religieuse ritualisée qui ordonne avec réussite la sphère du spirituel et cela non pas sur une base abstraite, mais dans la perspective d’un usage quotidien du monde.