Mois : février 2014

Culottes

A mon retour de Bangkok, je trou­ve dans les pub­lic­ités qui sont accu­mulées sur la table de la cui­sine une annonce pour une paire de culottes. Ven­dues CHF 39,90, elles sont en pro­mo­tion à CHF 29,90. Or, la veille, rue Ram­but­tri, j’ai payé cette même paire CHF 3.- Une fois déduit la somme qui revient à la marchande, le trans­port et quelques frais généraux, on établi­ra intu­itive­ment le coût de pro­duc­tion d’une culotte à CHF 1.- , ce qui four­nit une expli­ca­tion utile des mécan­ismes soci­aux de la Suisse et de la Thaï­lande. L’adulte suisse tra­vaille à la créa­tion d’un pou­voir d’achat qui lui per­met d’a­cheter en quan­tité des biens coû­teux (voiture, frig­ori­fiques, bateaux, skis, téléviseurs…) qu’il stocke dans un espace privé (apparte­ment, mai­son ou les deux à la fois) et garan­tit la durée par un sur­croît de tra­vail ce qui aboutit à une pos­ture para­doxale: il passe l’essen­tiel de son temps hors de  l’e­space privé et, ten­dan­cielle­ment, plus il rend cet espace accueil­lant, mois il en prof­ite. Au con­traire, le Thaï passe quinze heures quo­ti­di­ennes dans la rue, avec les siens, four­nissant à son tra­vail une énergie qui relève plus de l’ac­tiv­ité socia­ble que de l’ef­fort réel et le béné­fice de ce tra­vail a essen­tielle­ment pour fonc­tion de lui assur­er l’én­ergie de rester quinze heures par­mi les siens (soupe, riz, fruits, habits). Par ailleurs, lorsqu’il retourne chez lui, dans son espace privé, celui-ci étant incon­fort­able, partagé, le Thaïe ne fait qu’y puis­er l’én­ergie (som­meil) qui lui per­met de retourn­er dans la rue. Mal­gré tout ce que cette oppo­si­tion a de car­i­cat­ur­al (il existe en Thaï­lande une impor­tante bour­geoisie dont le mod­èle est occi­den­tale, des Chi­nois qui…), elle mon­tre que l’idéal d’une exis­tence selon la philoso­phie, si l’on entend par là qu’elle s’or­gan­ise d’après les grecs post-socra­tiques entre des amis devisant du monde, est beau­coup mieux réal­isé en Thaï­lande que dans notre pays.

Ethique

Plus que jamais par­ti­san de la morale et détracteur de l’éthique. Cette pre­mière, indi­vidu­elle, con­stru­ite en toute rigueur et mise à l’épreuve de l’ex­is­tence, mais exten­si­ble au groupe, s’a­dosse néces­saire­ment à une méta­physique ou par défaut (ce qui est fatal depuis Kant) sur une théorie de la valeur, alors que cette deux­ième, instru­ment de pro­mo­tion du vivre ensem­ble, épou­sant les con­tours fluc­tu­ant de la vie des sociétés, aboutit à une prag­ma­tique, ce qui dit assez les raisons his­toriques de son adop­tion et de sa pro­pa­gande dans le cer­cle des pays de tra­di­tion anglo-sax­onne. In fine l’éthique se réduit à un fonc­tion­nal­isme. En cela elle est la cau­tion morale du cap­i­tal­isme le plus dévoyé.

Feux de la rampe

Julia Kris­te­va sur l’i­den­tité européenne. Femme de pou­voir qui brasse de grands prob­lèmes avec de petites mains. L’ex­i­gence de se tenir toute l’an­née sous les feux de la rampe con­traint ce type de car­ac­tère à glan­er ses thèmes d’écri­t­ure au hasard de l’ac­tu­al­ité. Ses con­sœurs, qui à son exem­ple sont présen­tées par les jour­nal­istes (ce qu’elles sont en réal­ité) moyen­nant une série de titres ron­flants (Julia Kris­te­va… vous êtes écrivain, artistes, psy­ch­an­a­lyste, philosophe… his­to­ri­enne) ont noms: Lau­re Adler, Elis­a­beth Roudi­nesco, Vib­iane Forrester.

Secours

Les réver­bères noirs éclairaient la rue de courts halos et seuls les enfants les plus rapi­des, coureurs de fond ou mon­tés sur roulettes, prof­i­taient de ces réserves de nuit pour recon­cen­tr­er leurs esprits à la dérive.

Cuisine

Il y a deux ans… peut-être trois, bref, il y a longtemps, je reçois un mail d’un incon­nu qui sol­licite un texte en vue de la pub­li­ca­tion d’un livre. Son idée est de soumet­tre aux auteurs invités, ce sont là ses ter­mes, dix mots dont ils s’in­spireront libre­ment. J’en­voie un texte de deux pages puis j’ou­blie l’af­faire. Quelques six mois plus tard, des nou­velles: des cinquante-sept auteurs qui par­ticiper­ont au livre, cer­tains ont pris du retard, le délai de paru­tion doit être dif­féré. Six nou­veaux mois s’é­coulent. Le pro­jet change. Plus de réu­nion d’un week-end à Romain­môti­er, “pour mieux se con­naître”, car “ce serait sym­pa­thique”, mais sur l’essen­tiel, le pro­jet tient : les auteurs se sont emparés des mots et tra­vail­lent à leurs textes. Et ain­si de suite. A l’oc­ca­sion d’un nou­veau mes­sage, des mois plus tard, je sug­gère à l’or­gan­isa­teur de press­er les auteurs sans quoi rien, jamais, ne ver­ra le jour. Ce qu’il fait. Un garçon rob­o­ratif à qui je donne, sans plus y réfléchir, dix-huit ans, et au plus vingt-cinq. Soudain le rythme s’ac­célère. Il s’ag­it main­tenant de pren­dre date pour une ren­con­tre. Par la même occa­sion, j’ap­prends qu’il n’y a plus que qua­torze écrivains en lisse, les autres n’ayant jamais don­né leur réponse. A quoi cette ren­con­tre va-t-elle servir? A nous présen­ter le livre? Non, à dis­cuter. De quoi? Sans plus, dis­cuter. Soit. Mais la date pro­posée ne con­vient pas à Joce­lyne. Le mieux sera de soumet­tre un cal­en­dri­er en ligne. Pre­mière ten­ta­tive. Suiv­ie d’un échec. Nou­velle ten­ta­tive. Hormis un écrivain qui ne donne plus signe de vie, les autres ont répon­du présent. C’est ain­si que je me retrou­ve, entre deux trains, un jour qui ne me con­vient pas, à Lau­sanne, dans un apparte­ment, en soirée, chez un homme bar­bu et gen­til, à l’heure dite, avec six autres per­son­nes, dont une seule m’est con­nue, une genevoise, auteur dra­ma­tique.
- La sep­tième n’a tou­jours pas réa­gi… je crois que je vais sup­primer son texte, dit l’hôte en me guidant à tra­vers des couloirs qui ressem­blent fort à une bro­cante Emmaüs.
De mon sac, je tire des boîtes de bière, qu’il prend et dépose au sol, près du radi­a­teur. Poignées de main aux écrivains tan­dis que le mon­sieur bar­bu, et, j’ou­bli­ais, chevelu, cherche une chaise. Il ne va pas la chercher, il la cherche. Lorsqu’il reparaît, la con­ver­sa­tion est relancée. Elle porte sur la pag­i­na­tion, les fameux dix mots et le pro­jet de tournée de lec­tures.
- Dans toute la Suisse, pré­cise un Valaisan poète.
L’hôte me glisse une chaise sous les fess­es, m’en­cour­age à me servir d’o­lives et de fro­mage en bar­quette, et… y a‑t-il un couteau quelque part? Puis il enchaîne sur la ques­tion du finance­ment.
- Com­bi­en cha­cun peut-il met­tre?
D’où j’en con­clus que nous ne ver­rons pas le livre ce soir.
- Mais, annonce le bar­bu à cheveux, j’ai la maque­tte!
Et de récupér­er dans le creux du canapé un ordi­na­teur portable maquil­lé d’au­to­col­lants.
- Hélas il ne marche pas bien, donc on peut pas tout voir, mais ça vous don­nera au moins une idée.
Ma réac­tion ne se fait pas atten­dre: je peux tenir le temps de finir les bières que j’ai apportées. D’ailleurs les gens autour de la table sont agréables. La con­ver­sa­tion, elle, l’est moins: dis­cuter chiffres, tirage, pris­es de con­tacts avec des ten­anciers de bistrots qui aiment l’art et la lec­ture…
J’an­nonce:
- Pay­er, je veux bien, mais faire, non. Je ne fais rien. D’ailleurs, pour ce qui est des lec­tures, j’ai les plus grands doutes. Comme vous savez, cela n’in­téresse per­son­ne.
Aus­sitôt, tout le monde de se récrier. En une phrase, j’ai fait l’u­na­nim­ité con­tre moi. Et cha­cun de citer des moments excep­tion­nels de lec­ture, des publiques pas­sion­nés, cap­tifs. On croit enten­dre par­ler d’un con­cert des U2 sur le tournée Josuah Tree.
Mais il faut inter­rompre la séance (c’est donc une séance), car l’homme bar­bu a pré­paré à manger. En effet, il apporte une casse­role large et haute, y plante une louche, dis­tribue du pain et des assi­ettes.
- Qu’est ce que c’est?
- Ah, ah! Une recette de ma com­po­si­tion, du Viet­namien avec des épices égyp­ti­ennes et des carottes, il y a aus­si de la viande.
Un peu désarçon­nés, les écrivains se ser­vent, et man­gent, et ne dis­ent rien, et man­gent encore, puis la con­ver­sa­tion reprend, dans les mêmes ter­mes, argent, ordi­na­teur cassé, et des bouteilles de vin tour­nent et ma bière est chaude.
- Cha­cun pour­rait trou­ver un endroit où organ­is­er une lec­ture dans sa ville puisque nous sommes de… Lau­sanne, Sion…Genève et toi…(il s’ag­it de moi), de Fri­bourg.
Comme j’ai une pomme de terre grecque dans la bouche, je hoche la tête et on m’at­tribue l’or­gan­i­sa­tion de la soirée de Fri­bourg au cours de laque­lle chaque auteur fera “enten­dre” son texte. Plus tard, j’ob­tiens l’ho­raire des trains et descend à grands pas l’av­enue de la gare suivi de la dra­maturge genevoise, ce qui lui per­met entre autres choses de me dire qu’elle ne sait pas au juste ce qu’elle pense de moi, que “par­fois elle me déteste et que par­fois elle est tout à fait d’ac­cord”, ce que,  sans ironie, je com­prends.
Fin de la pre­mière par­tie.
Et me voici à Kram­pong Thom, la semaine dernière, dans le Nord du Cam­bodge, sous un ven­ti­la­teur, occupé à con­necter ma tablette au réseau wi-fi de l’hô­tel. J’y trou­ve un mes­sage con­cer­nant le livre en pro­jet inti­t­ulé: dernière relec­ture de vos textes avant le bon à tir­er. Sur­pris j’ou­vre la ver­sion numérique du livre et y trou­ve six textes de longueur vari­able et pour mieux dire, très vari­able et de style encore plus vari­able: de la poésie sonore, de la fic­tion, de l’Oulipo, de la poésie chan­son­nière… il n’y manque que le théâtre. Je pointe sur mon texte: il est rem­pli de coquilles. Tant bien que mal, je fais savoir que pub­li­er le livre sous cette forme c’est aller au fias­co. J’a­joute que je ne peux cor­riger val­able­ment mon texte sur le tablette, par trente-qua­tre degrés, sou un ven­ti­la­teur, avec une con­nex­ion qui tombe et un clavier flot­tant. A l’autre bout de la planète, l’homme bar­bu et lau­san­nois me répond que c’est un peu tard pour com­mu­ni­quer ces remar­ques au groupe. Sur quoi j’in­siste dans l’in­térêt du pro­jet sur le manque d’ho­mogénéité des con­tri­bu­tions. Cela, fais-je savoir, ne s’ap­pelle pas un livre mais une addi­tion de textes. La réac­tion est plus sèche. De toute évi­dence, j’ai vexé le respon­s­able du pro­jet. Je m’ex­plique, je cherche des for­mules que je ne trou­ve pas, veux arrondir les angles, aban­donne, pré­cise: dans cette forme, imprimer le texte est insen­sé. Les livres vont vous restez sur les bras. Plus de nou­velles. J’en­voie donc une dernier mes­sage: mer­ci de retir­er mon texte. Et là je repense à cette soupe pleine d’ex­cel­lents ingré­di­ents que nous a servie l’homme bar­bu dans son apparte­ment. Si c’est ain­si que l’on fai­sait de la cui­sine, par hasard, étant tous cuisiniers, nous n’au­ri­ons pas besoin de cuisiniers chevronnés.

Bureau

Jamais je n’en­tre dans ton bureau en ton absence, me dit Gala, il con­tient trop de choses inquiétantes.

Accident

Le Christ ressus­cite.
Mais, ensuite, il quitte la Terre.
L’E­ter­nité n’est pas, ne peut être, liée à cet état ter­restre.
L’E­ter­nité est un état d’E­sprit.
Cette note péné­trante, que l’on pour­rait aus­si nom­mer, une façon d’aller à l’év­i­dence (lan­gage auquel il faudrait accorder dans une typolo­gie un car­ac­tère pro­pre­ment religieux) se trou­ve dans les Car­nets XV de Calaferte (Dimen­sions). La con­cep­tion d’une éter­nité comme pro­ro­ga­tion indéfinie de l’e­space et du temps heur­tant les esprits éduqués, le retour à la vie est lu comme métaphore et en effet, cha­cun peut faire l’ex­péri­ence de l’hor­reur que sig­ni­fie la représen­ta­tion d’un espace et d’un temps qui se suc­cè­dent à eux-mêmes sans fin. Mais admis, comme le fait Calaferte, que l’é­tat ter­restre et l’é­ter­nité sont incom­pat­i­bles, nous aboutis­sons à cette con­séquence para­doxale que l’é­ter­nité est la mort. Le corps qui est espace et temps et l’e­sprit qui est con­science d’e­space et de temps une fois refusés, il reste la mort. De sorte que la vie n’est qu’un accident.

Téléphone

Excep­tion faite de l’ap­pel passé aux enfants hier, voici trente-cinq jours que je n’ai plus fait usage d’un télé­phone. Rien de plus agréable. N’é­tait-ce le tra­vail qui m’im­pose d’être atteignable j’y renon­cerai défini­tive­ment et pour mon plus grand bonheur.

Brutalité

A l’in­verse, je n’ai été heurté que trois fois par le com­porte­ment des touristes. Une fois dans un restau­rant à Siem Reap où une tablée d’Améri­cains s’ag­i­tait grossière­ment sous l’ef­fet de l’ex­ci­ta­tion. Ajou­tons, en toute inno­cence, c’est-à-dire sans ani­mosité. Les Améri­cains par­lent fort et remuent pour se sen­tir exis­ter, trait de car­ac­tère pro­pre aux colons qu’ils furent et aux occu­pants qu’ils sont devenus d’un ter­ri­toire vaste et vide. Les autres fois de la part d’Is­raéliens. Leur manque d’as­sur­ance est tel qu’ils trans­for­ment tout geste et parole en un signe d’a­gres­siv­ité. Le cas de l’Is­raélien qui explique avec morgue à un vendeur aba­sour­di que son prix est trop élevé et que jamais il ne le pay­era alors que ce dernier n’a encore artic­ulé aucun prix et que l’Is­raélien n’a nulle­ment l’in­ten­tion de se porter acquéreur est con­nu, l’autre moins; c’est l’après-midi, il fait chaud, des étrangers de dif­férents pays, cer­tains en famille, boivent ou grig­no­tent sur une grande ter­rasse à cou­vert. Arrive un jeune cou­ple. Lui arrache la carte des mains du serveur, plutôt que de la con­sul­ter il demande ce qu’il y a, plutôt que d’é­couter la réponse du serveur dit ce qu’il veut, puis ayant dit, pré­cise qu’il veut que ce soit bien cuis­iné, bien servi, le tout sur le ton du capo­ral dans l’ex­er­ci­ce de la don­née d’or­dres. Vient le tour de la com­pagne dont on attendrait plus de retenue. Eh non, elle aus­si beu­gle. Le serveur, un trans­sex­uel épais qui nav­igue entre les tables avec non­cha­lance, va répéter la com­mande en cui­sine. Alors, face à face, comme des sol­dats qui pré­par­ent une attaque dans l’om­bre d’un char d’as­saut, l’homme et la femme enta­ment une con­ver­sa­tion. Ils ouvrent grand la bouche, les deux à la fois, et cri­ent. De l’en­vi­ron­nement, ils n’ont aucune notion ou alors stricte­ment physique: il y a des humains à quelques mètres, ici et là, mais pour l’in­stant ils ne présen­tent pas de dan­ger. Plus tard, lorsque les plats sont apportés, chaque geste sera l’oc­ca­sion de ren­vers­er quelque chose, la sal­ière, le sauci­er, la bouteille. Une telle bru­tal­ité est une sorte d’échec de l’e­sprit. Elle n’est pas ras­sur­ante en ce qui con­cerne l’avenir de la société israéli­enne. Sur­vivre n’est pas tout.

Savoir-vivre

Durant ce séjour au Cam­bodge puis en Thaï­lande, une nou­velle fois con­quis par le savoir-vivre spon­tané de ces peu­ples. Cer­tains m’op­posent qu’il n’y a là que mod­estie. Cette façon de s’in­scrire dans le monde est l’a­panage de la pau­vreté, pré­ten­dent-ils, et dis­paraî­tra avec elle — j’en doute. D’abord, jamais je n’ai de façon aus­si régulière, dans aucun autre pays sinon l’In­donésie, lui-même appar­tenant à la même zone géo­graphique si ce n’est à la même reli­gion, ren­con­tré cette excel­lente atti­tude. Ensuite, c’est aller un peu vite en besogne que de déclar­er la Thaï­lande pays pau­vre. Je mis­erai plutôt sur une expli­ca­tion indi­quant la con­ser­va­tion au sein du cap­i­tal­isme d’une cul­ture religieuse rit­u­al­isée qui ordonne avec réus­site la sphère du spir­ituel et cela non pas sur une base abstraite, mais dans la per­spec­tive d’un usage quo­ti­di­en du monde.