Cuisine

Il y a deux ans… peut-être trois, bref, il y a longtemps, je reçois un mail d’un incon­nu qui sol­licite un texte en vue de la pub­li­ca­tion d’un livre. Son idée est de soumet­tre aux auteurs invités, ce sont là ses ter­mes, dix mots dont ils s’in­spireront libre­ment. J’en­voie un texte de deux pages puis j’ou­blie l’af­faire. Quelques six mois plus tard, des nou­velles: des cinquante-sept auteurs qui par­ticiper­ont au livre, cer­tains ont pris du retard, le délai de paru­tion doit être dif­féré. Six nou­veaux mois s’é­coulent. Le pro­jet change. Plus de réu­nion d’un week-end à Romain­môti­er, “pour mieux se con­naître”, car “ce serait sym­pa­thique”, mais sur l’essen­tiel, le pro­jet tient : les auteurs se sont emparés des mots et tra­vail­lent à leurs textes. Et ain­si de suite. A l’oc­ca­sion d’un nou­veau mes­sage, des mois plus tard, je sug­gère à l’or­gan­isa­teur de press­er les auteurs sans quoi rien, jamais, ne ver­ra le jour. Ce qu’il fait. Un garçon rob­o­ratif à qui je donne, sans plus y réfléchir, dix-huit ans, et au plus vingt-cinq. Soudain le rythme s’ac­célère. Il s’ag­it main­tenant de pren­dre date pour une ren­con­tre. Par la même occa­sion, j’ap­prends qu’il n’y a plus que qua­torze écrivains en lisse, les autres n’ayant jamais don­né leur réponse. A quoi cette ren­con­tre va-t-elle servir? A nous présen­ter le livre? Non, à dis­cuter. De quoi? Sans plus, dis­cuter. Soit. Mais la date pro­posée ne con­vient pas à Joce­lyne. Le mieux sera de soumet­tre un cal­en­dri­er en ligne. Pre­mière ten­ta­tive. Suiv­ie d’un échec. Nou­velle ten­ta­tive. Hormis un écrivain qui ne donne plus signe de vie, les autres ont répon­du présent. C’est ain­si que je me retrou­ve, entre deux trains, un jour qui ne me con­vient pas, à Lau­sanne, dans un apparte­ment, en soirée, chez un homme bar­bu et gen­til, à l’heure dite, avec six autres per­son­nes, dont une seule m’est con­nue, une genevoise, auteur dra­ma­tique.
- La sep­tième n’a tou­jours pas réa­gi… je crois que je vais sup­primer son texte, dit l’hôte en me guidant à tra­vers des couloirs qui ressem­blent fort à une bro­cante Emmaüs.
De mon sac, je tire des boîtes de bière, qu’il prend et dépose au sol, près du radi­a­teur. Poignées de main aux écrivains tan­dis que le mon­sieur bar­bu, et, j’ou­bli­ais, chevelu, cherche une chaise. Il ne va pas la chercher, il la cherche. Lorsqu’il reparaît, la con­ver­sa­tion est relancée. Elle porte sur la pag­i­na­tion, les fameux dix mots et le pro­jet de tournée de lec­tures.
- Dans toute la Suisse, pré­cise un Valaisan poète.
L’hôte me glisse une chaise sous les fess­es, m’en­cour­age à me servir d’o­lives et de fro­mage en bar­quette, et… y a‑t-il un couteau quelque part? Puis il enchaîne sur la ques­tion du finance­ment.
- Com­bi­en cha­cun peut-il met­tre?
D’où j’en con­clus que nous ne ver­rons pas le livre ce soir.
- Mais, annonce le bar­bu à cheveux, j’ai la maque­tte!
Et de récupér­er dans le creux du canapé un ordi­na­teur portable maquil­lé d’au­to­col­lants.
- Hélas il ne marche pas bien, donc on peut pas tout voir, mais ça vous don­nera au moins une idée.
Ma réac­tion ne se fait pas atten­dre: je peux tenir le temps de finir les bières que j’ai apportées. D’ailleurs les gens autour de la table sont agréables. La con­ver­sa­tion, elle, l’est moins: dis­cuter chiffres, tirage, pris­es de con­tacts avec des ten­anciers de bistrots qui aiment l’art et la lec­ture…
J’an­nonce:
- Pay­er, je veux bien, mais faire, non. Je ne fais rien. D’ailleurs, pour ce qui est des lec­tures, j’ai les plus grands doutes. Comme vous savez, cela n’in­téresse per­son­ne.
Aus­sitôt, tout le monde de se récrier. En une phrase, j’ai fait l’u­na­nim­ité con­tre moi. Et cha­cun de citer des moments excep­tion­nels de lec­ture, des publiques pas­sion­nés, cap­tifs. On croit enten­dre par­ler d’un con­cert des U2 sur le tournée Josuah Tree.
Mais il faut inter­rompre la séance (c’est donc une séance), car l’homme bar­bu a pré­paré à manger. En effet, il apporte une casse­role large et haute, y plante une louche, dis­tribue du pain et des assi­ettes.
- Qu’est ce que c’est?
- Ah, ah! Une recette de ma com­po­si­tion, du Viet­namien avec des épices égyp­ti­ennes et des carottes, il y a aus­si de la viande.
Un peu désarçon­nés, les écrivains se ser­vent, et man­gent, et ne dis­ent rien, et man­gent encore, puis la con­ver­sa­tion reprend, dans les mêmes ter­mes, argent, ordi­na­teur cassé, et des bouteilles de vin tour­nent et ma bière est chaude.
- Cha­cun pour­rait trou­ver un endroit où organ­is­er une lec­ture dans sa ville puisque nous sommes de… Lau­sanne, Sion…Genève et toi…(il s’ag­it de moi), de Fri­bourg.
Comme j’ai une pomme de terre grecque dans la bouche, je hoche la tête et on m’at­tribue l’or­gan­i­sa­tion de la soirée de Fri­bourg au cours de laque­lle chaque auteur fera “enten­dre” son texte. Plus tard, j’ob­tiens l’ho­raire des trains et descend à grands pas l’av­enue de la gare suivi de la dra­maturge genevoise, ce qui lui per­met entre autres choses de me dire qu’elle ne sait pas au juste ce qu’elle pense de moi, que “par­fois elle me déteste et que par­fois elle est tout à fait d’ac­cord”, ce que,  sans ironie, je com­prends.
Fin de la pre­mière par­tie.
Et me voici à Kram­pong Thom, la semaine dernière, dans le Nord du Cam­bodge, sous un ven­ti­la­teur, occupé à con­necter ma tablette au réseau wi-fi de l’hô­tel. J’y trou­ve un mes­sage con­cer­nant le livre en pro­jet inti­t­ulé: dernière relec­ture de vos textes avant le bon à tir­er. Sur­pris j’ou­vre la ver­sion numérique du livre et y trou­ve six textes de longueur vari­able et pour mieux dire, très vari­able et de style encore plus vari­able: de la poésie sonore, de la fic­tion, de l’Oulipo, de la poésie chan­son­nière… il n’y manque que le théâtre. Je pointe sur mon texte: il est rem­pli de coquilles. Tant bien que mal, je fais savoir que pub­li­er le livre sous cette forme c’est aller au fias­co. J’a­joute que je ne peux cor­riger val­able­ment mon texte sur le tablette, par trente-qua­tre degrés, sou un ven­ti­la­teur, avec une con­nex­ion qui tombe et un clavier flot­tant. A l’autre bout de la planète, l’homme bar­bu et lau­san­nois me répond que c’est un peu tard pour com­mu­ni­quer ces remar­ques au groupe. Sur quoi j’in­siste dans l’in­térêt du pro­jet sur le manque d’ho­mogénéité des con­tri­bu­tions. Cela, fais-je savoir, ne s’ap­pelle pas un livre mais une addi­tion de textes. La réac­tion est plus sèche. De toute évi­dence, j’ai vexé le respon­s­able du pro­jet. Je m’ex­plique, je cherche des for­mules que je ne trou­ve pas, veux arrondir les angles, aban­donne, pré­cise: dans cette forme, imprimer le texte est insen­sé. Les livres vont vous restez sur les bras. Plus de nou­velles. J’en­voie donc une dernier mes­sage: mer­ci de retir­er mon texte. Et là je repense à cette soupe pleine d’ex­cel­lents ingré­di­ents que nous a servie l’homme bar­bu dans son apparte­ment. Si c’est ain­si que l’on fai­sait de la cui­sine, par hasard, étant tous cuisiniers, nous n’au­ri­ons pas besoin de cuisiniers chevronnés.